Blog d'étude critique et académique du fait maçonnique, complémentaire de la revue du même nom. Envisage la Franc-Maçonnerie comme un univers culturel dont l’étude nécessite d’employer les outils des sciences humaines, de procéder à une nette séparation du réel et du légendaire et de procéder à la prise en compte de ce légendaire comme un fait social et historique.
A propos de l'ouvrage dirigé par Pierre-Antoine Fabre et Catherine Maire,
Les Antijésuites,
Discours, figures et lieux de l’antijésuitisme à l’époque moderne[1]
extrait de la note parue dans le numéro 1 de la revue
« Une question reste à résoudre. Elle sera résolue peut-être quelque jour : elle ne l’est pas encore. L’histoire dira quelle fut l’étrange puissance d’un nom pour exciter les haines, appeler toutes les injures, provoquer tous les genres d’attaques ; pour répandre des frayeurs stupides, égarer la raison des plus sages, faire fléchir les esprits les plus fermes. L’histoire révélera sans doute enfin pourquoi ce nom inspira des préventions si bizarres, souleva des mouvements si extraordinaires, devint le cri de la raison d’Etat compromise, l’arme du combat contre l’Eglise, et souvent même contre les gouvernements. L’histoire le dira peut-être : aujourd’hui, c’est un mystère : un mystère de haine sans raison, de terreur sans objet, de bruit et de tumulte que rien n’explique […]. C’est un mystère. »
Xavier de Ravignan, De l’existence et de l’institut des Jésuites (1844, p. 43)
Ce nom, c’est celui de jésuite. A tel point qu’il est devenu synonyme, en français, de contournement et d’esprit biaisé. Les jésuites, comparés par Le Catéchisme des jésuites d’Etienne Pasquier (1602 ; Giard[2], p. 76) aux « corbeaux, qui vivent des cadavres et charognes d’autres animaux », qualifiés par l’avocat d’ordure et de vermine, de singes. C’est ce mystère de haine qu’évoque donc le père jésuite Xavier de Ravignan, en 1844 (De l’existence et de l’institut des Jésuites ; Boutry, p. 143), dans sa réponse à l’ouvrage d’Edgar Quinet et Jules Michelet issus de leur leçons cours au collège de France, sur les jésuites, que l’ensemble de travaux, issus de colloques tenu à Paris et à Rome en 2003, coordonnées et édités par Catherine Maire et Pierre-Antoine Fabre en 2010, entend répondre.
En effet, les jésuites ont subi interdits, expulsions (Brésil, Paraguay, Portugal…, 1754-1759), bannissements (1764 en France), suppressions (par le pape Clément XIV, 1773), attaques (dont les Provinciales de Pascal sont sans doute la plus célèbre) : ils ont toujours constitué une menace.
La perspective et le cadre de l’ouvrage
C’est l’histoire de la constitution d’un discours de la menace qui est retracée ici, de la fin du XVIe au XIXe siècle. Il s’agit pour les chercheurs investis dans ce projet, de faire de l’antijésuitisme « un objet d’histoire », et d’étudier la constitution des arguments de la polémique. Le projet de ce livre est en effet de rendre compte de la « longue durée » de l’antijésuitisme (Boutry, p. 91) et du « privilège de la compagnie de Jésus dans l’histoire de l’anticléricalisme » (idem). Quelques ouvrages avaient ouvert le champ, comme Le Mythe jésuite, de Michel Leroy, en 1992 (Puf), ou The Jesuit Myth, de Geoffrey Cubbit, en 1993 (Oxford, Clarendon Press). Ce qui est intéressant à travers cet ensemble d’analyse, c’est la dimension de répétition dans les accusations portées contre les jésuites, du XVIIe siècle à Edgar Quinet et Jules Michelet (1843), et bien sûr au-delà.
Ce travail est comme le pendant d’une enquête portée, notamment au sein du Care (Centre d’anthropologie religieuse européenne, EHESS), créé par Alphonse Dupront, l’historien des pèlerinages, par Pierre-Antoine Fabre et un réseau international de chercheurs sur Ignace de Loyola et la compagnie de Jésus, depuis une réflexion sur la place des images dans la méditation ignacienne des Exercices spirituels, en passant par la fondation de la Compagnie, le martyre jésuite, la querelle des rites et les missions Jésuites en Extrême-Orient, jusqu’à la refondation (la Seconde compagnie, restaurée en 1814) et la relecture qu’elle opère des origines. Il vient compléter également les travaux de Catherine Maire sur la postérité du jansénisme en France au XVIIIe siècle. (De la cause de Dieu à la cause de la Nation, 1998).
Des critiques adressées aux Jésuites
Quelles accusations, au juste, furent portées contre les jésuites ? Régicide (Gabriel, p. 241), amoralisme, ambivalence (Wachenheim), hypocrisie, machiavélisme, goût de l’intrigue, despotisme, cosmopolitisme, ultramontanisme (partisan de Rome, contre l’Eglise et l’identité nationale), laxisme, affairisme, goût du pouvoir et de l’argent… « Vaste catalogue de griefs et de fantasmes », écrivent Fabre & Maire. Ce qui apparaît avant tout au fil des critiques analysées, c’est la dimension de pouvoir occulte attribué à la compagnie, cette « crainte que ne soit sapé l’Etat moderne ». Ceci ne peut manquer d’intéresser le maçon, lui-même confronté à une offensive de fantasmes récurrents, et parfois armés, et objet privilégié d’une théorie du complot ; envié autant que haï.
Le développement jésuite apporté à la casuistique, tradition médiévale, a certainement fortement contribué à nourrir sinon à susciter l’antijésuitisme (Gay), notamment janséniste, qui a parlé à ce sujet de la « morale relâchée » des jésuites, du fait de l’accent mis par ces derniers sur la conscience individuelle. Mais, par ailleurs, un « soupçon d’illégitimité », pèse dès son origine, écrivent Fabre & Maire, sur la compagnie, qui a toujours été perçue comme un « ordre de trop ».
A travers ces critiques hostiles de la compagnie de jésus, une « ontologisation de l’esprit jésuite » (Gay, p. 306) apparaît, un jésuitisme transhistorique et international, quand les jésuites, pour leur part, rappellent qu’il faut distinguer les théologiens jésuites espagnols, par ex., des français.
Le jésuite devient parfois transhistorique, sinon éternel : « C’est un Jésuite qui présenta à Eve la pomme fatale, dont son mari ne mangea que par le conseil d’un Jésuite. C’est un jésuite qui fournit à Caïn l’épée avec laquelle il tua le pauvre Abel, parce que ce dernier commençait à se méfier des jésuites ; et je ne sais pas trop, si ce Lucifer, qui osa combattre contre Saint-Michel n’était pas un jésuite travesti. » (Le Jésuite errant, ou Lettres du père Alphonse, jésuite portugais, au Général de son Ordre à Rome, pamphlet français trad. en allemand en 1759).
Certains, comme le théologien Lavater, dans son ouvrage sur la physiognomonie (1775-1778), vont même jusqu’à identifier un type physique jésuite (« Le front sera presque toujours élevé en voûte et d’une grande capacité […]. La plupart du temps le nez est grand, courbé et très cartilagineux vers l’extrémité », cité par Wachenheim, p. 37).
Au fil de l’ouvrage, cependant, les accusations de certains « antijésuites » ne manquent pas néanmoins de nous séduire : « Jamais on ne mit tant de raison à conspirer contre la raison » (Quinet, 1843, cité par Boutry, p. 102) ou l’analyse des Exercices spirituels comme un « machinisme chrétien » par le même (et formulé par Ravignan), qui repère ce formatage spirituel, donné comme une libre ouverture.
Une dimension communicationnelle
Ces approches critiques, d’où qu’elles proviennent, sont intéressantes également pour les phénomènes communicationnels qu’elles manifestent, et rendent visibles, laissant apparaître tant une propagande qu’un débat public : pamphlets (Le Catéchisme des jésuites, d’Etienne Pasquier, 1602 (Luce Giard, p. 73), devenu une référence de l’antijésuitisme ; Dénonciation des crimes et attentats des soi-disans jésuites, 1762), libelles (par ex. « Bannissement des jésuites en France, La société qui ravageait l’Eglise dissoute par le glaive de la justice », 1764), comptes-rendus (Maire, p. 420), images et caricatures (Wachenheim, p. 13), livres de piété défensifs (Martin, p. 55-56, 68), lettres dédicatoires à de grands personnages, compilations et traductions de textes de théologiens jésuites pour en démontrer l’inanité, ou l’amoralisme (Gay, p. 305), et ce, dès le XVIIe siècle, révisions et modifications de textes jugés suspects (Martin, p. 71), etc. De véritables « campagnes de communication » sont lancées contre les jésuites, qui visent à « saper la légitimité religieuse de l’ennemi » (Marina Caffiero, p. 197), et notamment par les jansénistes, et la compagnie, sur plan de la littérature spirituelle, notamment, s’efforce d’y répondre. Les deux discours se structurent réciproquement, les identités spirituelles, ecclésiales et politiques, se définissent mutuellement.
La rhétorique prend appui dans le religieux, et, parfois, innove, par la tradition. Une fausse prophétie de sainte Hildegarde de Bingen (Morale pratique des Jésuites ; Gay, p. 319), la mystique et herboriste médiévale finalement canonisée en 2012, qui annonce « l’apparition dans l’Eglise d’un corps d’hommes vêtus de noir, innombrables, à qui rien ne résistera et qui renverseront la morale chrétienne », est appliquée aux jésuites. La compagnie devient « la Bête des derniers temps » (La Beste à sept têtes ou Beste jésuitique, Cologne, 1692), qui prépare la venue de l’Antéchrist. Les jésuites dans l’apocalypse.
Antijésuitisme et identité jésuite
Un antijésuitisme s’est également développé dans la compagnie même (Pavone, p. 139 ; La Parra Lopez, p. 221), héritier des conflits internes survenus à la mort d’Ignace, de la fin du XVIe au milieu du XVIIe s., de la part de pères qui en jugent le gouvernement despotique (Idem, p. 147), et d’anciens jésuites. Dans les Monita privata Societatis Jesu (Pologne, 1614), en effet, pseudo-document authentique de la Compagnie de Jésus présenté comme « le bréviaire d’une société secrète » (Pavone, p. 144), sorte de Protocoles des sages de Sion jésuite, attribuables au père jésuite Zahorowski, sont données les « règles secrètes » permettant aux jésuites d’accéder au pouvoir, par le contrôle des consciences (Pavone, p. 142), la conspiration, et illustrant, notamment la cupidité des pères. Ce texte est bien évidemment venu soutenir l’antijésuitisme extérieur à la compagnie.
Le terme d’« antijésuitisme » est quant à lui issu de la réponse jésuite aux attaques dont la compagnie fait l’objet, et apparaît pour la première fois dans un pamphlet ironique de 1762, publié à Nancy (Maire, p. 421), Nouveau catéchisme sur les affaires présentes des jésuites, à l’usage des disciples de la grâce, ou l’antijésuitisme exposé familièrement.
Certains travaux (Caffiero, p. 209) montrent toutefois que la théorie du complot porté contre les jésuites a aussi donné corps à celui-ci.
« Les mêlées âpres qui confrontent des groupes idéologiquement opposés et ennemis, comme les jésuites et les antijésuites, ont toujours pour objectif de saper et de détruire la légitimité politique et religieuse de l’ennemi, auquel on dénie toute qualité humaine, ou chrétienne, dans une démonstration symétrique et réciproque. C’est dans ce cadre que la rhétorique des Jésuites, construite sur la rhétorique du complot et la théorie de la conspiration, définit une nouvelle fois un espace de discours particulièrement bien articulé, mais tout aussi profondément solidaire du camp adverse […]. Incriminés depuis toujours par leurs ennemis de complot et de tromperie, les Jésuites ont su retourner l’accusation, reprenant le même module rhétorique, les mêmes thèses, le même langage, et jusqu’aux mêmes auteurs. »
[1] Rennes, Presses universitaires de Rennes, « Histoire », 2010, 644 p.
http://www.pur-editions.fr/detail.php?idOuv=2314
[2] Ces références renvoient aux auteurs de contributions dans l’ouvrage. Leurs titres sont donnés à la fin.