Blog d'étude critique et académique du fait maçonnique, complémentaire de la revue du même nom. Envisage la Franc-Maçonnerie comme un univers culturel dont l’étude nécessite d’employer les outils des sciences humaines, de procéder à une nette séparation du réel et du légendaire et de procéder à la prise en compte de ce légendaire comme un fait social et historique.
En bonnes feuilles :
Quand a-t-on commencé à parler d’ « initiation » en maçonnerie ?
Non seulement il n’existe pas d’historien qui se soit à notre connaissance penché sur la question, mais il y a pire, le mot « initiation » étant utilisé rétroactivement. Si l’on prend le dictionnaire de la maçonnerie dirigé jadis par Daniel Ligou[1] dans lequel, comme on dirait vulgairement, il y a tout à la fois à boire et à manger, ou si l’on consulte des ouvrages récents, dont une histoire de la maçonnerie avant la Révolution écrite par un spécialiste annoncé comme étant proche du Grand Orient de France[2], il y a de quoi être surpris. En effet, les auteurs plongent à pieds joints dans la faute téléologique, c'est-à-dire qu’ils appliquent à tort, rétrospectivement, une notion, ou un vocabulaire, transposant dans le passé une réalité postérieure. Du coup, comme ces chercheurs sont honnêtes, mais idéologisés, ils ne trichent pas sur les documents, ils vous reproduisent des rituels où il est explicitement question de « réception » et ils vous les commentent en parlant d’ « initiation », sans jamais interroger ce véritable hiatus.
En 1820, paraissait le Tuileur de Claude-André Vuillaume, qui bénéficiera d’une deuxième édition en 1830. Pas de référence explicite à l’initiation, mais des allusions. Deux exemples de formulation : « Comment donc les mystères sont-ils parvenus jusqu’à nous ? A quelle époque les initiés ont-ils pris le nom de franc-maçons ? » (p. 6). Deuxième extrait : « Lorsque les Européens furent initiés en assez grand nombre pour former une société à part » (p. 9)
Après cet ensemble de vérifications, il nous semble que l’on peut avancer deux éléments importants. Premièrement la notion d’ « initiation » s’est ajoutée à celle de « réception » vers 1830, sans la remplacer. Deuxièmement elle correspond à la mise en place d’une histoire mythique de la franc-maçonnerie relayée par des ouvrages largement diffusés, aux dépends d’une histoire « scientifique » dont il semble qu’elle ne sera pas entreprise en France avant 1860[1]. Cette histoire mythique s’est accompagnée d’un certain dépérissement du référent de métier au profit d’un rattachement à tout ce que l’histoire de la pensée a pu comprendre de marginal par rapport aux institutions religieuses.
Ajoutons que sous réserve de consultation de documents du rite écossais, ce n’est pas forcément de ce côté que nous aura été amenée l’initiation. Dès lors, en tout état de cause, après 1830, une longue période s’est ouverte, dont on peut estimer qu’elle dure encore aujourd’hui, période de coexistence de ces deux notions de « réception » et d’ « initiation », comme de ces deux types d’histoire, sans qu’il y ait eu, répétons-le une dernière fois, jusqu’à une éventuelle et improbable découverte, de recherche écrite sur ce véritable changement de paradigme.
Pour expliquer que la notion d’initiation ait pris force et vigueur, une des hypothèses pourrait être l’influence de la théosophie, arrivée sous son nouvel avatar en Angleterre, aux portes de la franc-maçonnerie, aux trois quarts du XIXe siècle. Ce serait, avec elle, en partie, l’irruption des femmes, regroupées autour d’Annie Besant, qui aurait solidifié cette notion dans le lexique maçonnique. La théosophie moderne se conçoit comme une « fraternité universelle », qui se veut héritière de « maîtres de sagesse » apparus dans la nuit des temps, les théosophes s’estimant titulaires de leur « doctrine secrète »[2]. D’ailleurs, l’un des grands partisans de la franc-maçonnerie spiritualiste, Gérard d’Encausse, dit Papus, cofondateur avec Augustin Chaboseau de l’Ordre martiniste en 1891, avait lancé trois années plus tôt, en 1888 une revue qui a du renoncer en 2013 à sa version papier et qui s’appelle l’Initiation. C’est en 1875 que la société théosophique a été créée à Londres par Mme Blavatsky, la section française datant de 1899. Quant à la section anglaise du Droit Humain, elle date de 1902 et fonctionne pour partie sur le rite théosophique dit de Lauderdale.
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[1] C’est ce qu’affirme Daniel Kerjan, op. cit., à propos de l’ouvrage d’Achille Godefroy Jouhaud, Histoire du Grand Orient de France, 1864, réédité avec avant-propos et index d’Alain Bernheim, Paris, éditions Télètes, 1989.
[2] Voir l’ouvrage récent de Guy-Pierre Leccia, Le grand récit de la Théosophie, de Helena Petrovna Blavatsky à Rudolf Steiner 1875-1914, éditions de la Hutte, Cadix (France), 2013.
[1] Daniel Ligou (Dir.), Dictionnaire de la franc-maçonnerie, Paris, PUF, 1997, cinquième édition, poche, 2006.
[2] Daniel Kerjean, Les débuts de la franc-maçonnerie française, de la Grande Loge au Grand Orient, 1688-1793, Dervy, collection Renaissance traditionnelle, préface de Roger Dachez, 2014.