Blog d'étude critique et académique du fait maçonnique, complémentaire de la revue du même nom. Envisage la Franc-Maçonnerie comme un univers culturel dont l’étude nécessite d’employer les outils des sciences humaines, de procéder à une nette séparation du réel et du légendaire et de procéder à la prise en compte de ce légendaire comme un fait social et historique.
Regard sur certaines des réactions à l’attaque de « Charlie Hebdo »
par Octobre
L’écoute des ondes radios et télévisuelles rapporte à nos oreilles, fréquemment, un discours qui en substance estime qu’il y a un problème spécifique avec l’Islam et que beaucoup de musulmans auraient du mal à accepter la tolérance philosophique et politique que représentent la laïcité et la liberté d’expression (ce qui inclut la liberté de rire de tout sans atteindre aux personnes et de critiquer par ses arguments toute idée, y compris religieuse).
Il est possible (mais cela resterait à prouver en s’appuyant sur des travaux statistiques et des enquêtes de sociologues) que ce soit vrai et que beaucoup de musulmans, citoyens français ou non, ne comprennent pas ou ne souhaitent pas accepter des formes d’expression critique qui impliquent leurs convictions religieuses, y compris sous les formes de la satire. Mais même en conjecturant cette situation, on ne pourrait pas en déduire qu’il y a un « problème musulman spécifique » en la matière.
Un rapide regard sur l’histoire religieuse des sociétés européennes permet de s’en convaincre en rappelant les exactions inhumaines que les religions chrétiennes ont pu commettre en Europe pendant plusieurs siècles, l’Église catholique romaine et apostolique en particulier. Pendant des siècles, cette dernière a combattu les hérésies et toute forme de liberté intellectuelle par le fer et par le sang, par la torture et par la peur : emprisonnements, bûchers, « question », tortures en tous genres. L’Inquisition a sévi du XIIe siècle au XVIIIe siècle, a brûlé Giordano Bruno en 1600, a condamné Galilée en 1633 et supplicié le chevalier de La Barre en 1766. Ce sont les Lumières qui y ont mis un coup d’arrêt philosophique et politique, mais au prix encore de nombreuses victimes. Au début du XVIIIe siècle, l’Inquisition réprima les francs-maçons portugais, c’est ainsi que de 1740 enviro, à 1800, des arrestations, tortures, emprisonnement et persécutions se succédèrent avec même un autodafé en 1744, le premier réservé à des francs-maçons.
Quand, beaucoup plus tard, les députés français votent la fameuse Loi de 1905 dite « de séparation des Églises et de l’État », cela se fait dans un climat violent, parfois quasi-insurrectionnel. L’Église catholique et certains de ses fidèles n’ont pas accepté de gaîté de cœur, ni même en se cantonnant à un rapport de force strictement politique renonçant à toute violence physique, la sécularisation de notre société puis le développement fragile mais réel d’un modèle de société laïque fondée sur la liberté absolue de conscience. Le dernier bûcher daterait de 1781, l’Index ne disparait qu’en 1966 et l’Église catholique ne reconnaîtra les horreurs de l’Inquisition pour ce qu’elles sont qu’au cours des années 1990…
Cette acceptation reste au demeurant limitée si l’on en croit la restitution des propos récents de Jorge Mario Bergoglio, dit « François », qui déclare à propos de la liberté d’expression : « Il y a des limites. […] Si un grand ami dit du mal de ma mère, il doit s’attendre à recevoir un coup de poing ! […] On ne peut provoquer, on ne peut insulter la foi des autres, on ne peut la tourner en dérision. […] Chaque religion, qui respecte la personne humaine, a sa dignité ». Il évoque une « mentalité post-positiviste, qui porte à croire que les religions sont une sorte de sous-culture, qu’elles sont tolérées mais sont peu de chose. […] Cela est un héritage des Lumières. […] Il y a tant de gens qui parlent mal des autres religions, les tournent en dérision, font de la religion des autres un jouet. Ce sont des gens qui provoquent ». Ainsi, le représentant de l’Église catholique lui-même –prétendument très ouvert- conteste très clairement le droit à la dérision, au rire et justifie, en creux, les réactions violentes puisque lui-même en donne un exemple dans lequel il exprime une compréhension et donc une acceptation à l’égard d’une réaction violente. Il parle même de « provocation », ébauchant une justification de la violence en réponse à la dérision. Personnellement, si un ami dit du mal de ma mère, je vais peut-être me moquer de ses propos, lui dire qu’il « m’emmerde », mais je ne lui mettrai pas mon poing dans la figure. La sanction ultime, s’il ne s’excuse pas, sera la fin de notre relation d’amitié.
Il nous a donc fallu plus de deux siècles pour diffuser largement dans notre société une acceptation fragile du principe selon lequel le sacré du croyant ne peut s’imposer à l’ensemble de l’espace politique et culturel qui inclut des citoyens ayant d’autres croyances religieuses ou n’en ayant pas, voire les critiquant.
Alors, sans se piéger dans des sous-entendus qui suggéreraient que l’Islam serait historiquement « en retard » et n’aurait jamais été un espace accueillant pour des courants de pensée « humanistes » et philosophiquement libéraux (ce qui fut le cas à différents moments et dans plusieurs lieux), on peut néanmoins admettre que nous sommes face à des processus politiques et sociologiques extrêmement longs et réversibles... L’acceptation –toute relative– d’une société sécularisée puis laïque par l’Église catholique est le résultat d’un affrontement long avec les forces sociales désirant plus de liberté intellectuelle, culturelle, philosophique et politique, aspirant à un espace politique dégagé du sacré et du religieux, permettant ainsi l’élaboration d’un vivre ensemble par-delà des différences par trop réifiées. Le courant maçonnique y a joué un rôle significatif.
Il est donc probable que le chemin que nous avons à parcourir avec nos concitoyens de confession musulmane et avec tous les résidents étrangers de même confession sera un chemin long, complexe, émaillé de tensions et parfois de violences. Ne serait-ce que pour atteindre le fragile et relatif équilibre atteint avec ceux de nos concitoyens de confession catholique qui ont une foi intransigeante. Il faut tenir le cap du projet politique républicain, en faire la pédagogie mais en étant prêts et capables de faire face aux affrontements de tous genres qui jalonneront malheureusement et probablement ce cheminement. Le plus important est sans doute de lutter systématiquement contre toutes les formes de violence, tous les discours qui justifient la moindre violence physique et d’appel à la haine de l’autre. Car comment laisser planer le doute, comme le font certains, sur le fait qu’il n’y a aucune commune mesure entre le fait de se moquer, même bêtement et méchamment, de quoi que ce soit ou de qui que ce soit et abattre ou tuer violemment des civils dans une salle de rédaction ou dans un supermarché ? Les conflits doivent se régler ou se contenir grâces aux mécanismes de nos institutions politiques laïques. Il faut qu’elles soient suffisamment fortes, et donc effectivement soutenues par les citoyens eux-mêmes, dans le but de maintenir un espace politique et culturel ouvert dans lequel la qualité et la force du lien civique prime sur la tentation et les revendications issues des replis communautaires quels qu’ils soient.