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Blog d'étude critique et académique du fait maçonnique, complémentaire de la revue du même nom. Envisage la Franc-Maçonnerie comme un univers culturel dont l’étude nécessite d’employer les outils des sciences humaines, de procéder à une nette séparation du réel et du légendaire et de procéder à la prise en compte de ce légendaire comme un fait social et historique.

L’Orthodoxie résiste au désenchantement

L’Orthodoxie résiste au désenchantement

Jean-Pierre Bacot

Même si la question religieuse ne constitue pas le seul paramètre explicatif des tensions qui se raniment aujourd’hui dans l’Est de l’Europe, il nous semble bon de rappeler que le monde orthodoxe qui se déchire sous nos yeux est très différent du christianisme occidental, qu’il soit catholique ou protestant. Il l’est non seulement d’un point de vue théologique et philosophique, mais aussi parce qu’il paraît résister envers et contre tout au phénomène de laïcisation/sécularisation dont nous avons vu les conséquences qu’il avait, notamment en France, avec ces formes de véritable déshérence. Que cela soit en Russie ou en Bulgarie, en Ukraine ou en Roumanie, la parenthèse pseudo-athée des régimes communistes étant fermée, les taux de croyance et de pratique religieuses sont encore très importants, comme en témoignent à la fois les études de l’institut Gallup et les résultats de l’Eurobaromètre. Il en va de même en Grèce, pays où naquit jadis la rationalité et où, il n’y a pas si longtemps, la religion figurait sur les documents d’identité. Le référent religieux est donc présent dans les mentalités, du petit peuple aux dirigeants, alors qu’il ne l’est plus que très faiblement chez nous.

Ce n’est donc pas seulement avec l’Islam ou l’évangélisme protestant, lointains ou proches, par-delà les mers ou dans la périphérie de nos villes, que le fossé continue à se creuser par le retrait du religieux en occident et son maintien ailleurs. C’est aussi le monde byzantin qui s’éloigne, ce dont témoigne la sainte alliance passée entre Vladimir Vladimirovitch Poutine, Président de la Fédération de Russie et Vladimir Mikhaïlovitch Goundiaïev, Cyrille 1er, Patriarche de Moscou et de toutes les Russies depuis 2009. Cette nouvelle forme d’alliance du Trône et de l’Autel bâtie de facto, sinon de jure, a été récemment illustrée et dénoncée par le film d’Andrey Zvyaginstsev, Léviathan.

Le monde orthodoxe vit aujourd’hui au milieu de paradoxes et de tensions. D’un côté, un phénomène de solidarité éclate aux yeux de tous avec les rapports privilégiés de la Russie et de la Grèce. D’un autre point de vue, non seulement les Églises orthodoxes autocéphales, c'est-à-dire, en gros nationales, sont souvent divisées entre elles. Mais il existe aussi dans certains pays une concurrence entre plusieurs Églises. Ainsi en Ukraine, dans le milieu proprement orthodoxe, trois structures se font concurrence. L’Église orthodoxe d'Ukraine, dépendant du patriarcat de Moscou, l'Église orthodoxe autocéphale ukrainienne, née en 1921, très puissante chez les Ukrainiens émigrés en Amérique du Nord, et une Église orthodoxe ukrainienne, dite du patriarcat de Kiev, créée après l'indépendance de l'Ukraine, en 1992 d'une scission avec la première, après le refus de l'autocéphalie par Alexis II, prédécesseur de Cyrile 1er au Patriarcat de Moscou.

De plus, dans la partie occidentale de l’Ukraine, mais aussi en Roumanie et en Crimée, on trouve des descendants de ceux qui, entre la fin du XVIe et la fin du XVIIe siècle, se sont séparés politiquement et même géopolitiquement des Églises orthodoxes pour se rallier à Rome, mais en conservant une liturgie byzantine. Cela s’est fait sur le même modèle que pour les Églises chrétiennes orientales, maronite, chaldéenne, syriaque, melkite ou arménienne. Ces uniates ou gréco-catholiques ont été eux aussi souvent persécutés en Europe orientale et n’ont retrouvé leur liberté qu’après la chute du Mur de Berlin, les autorités communistes les ayant sacrifiés à leur collaboration avec les Églises orthodoxes.

On trouve également au sein du monde orthodoxe une tendance dite des « vieux calendaires » ou, terme plus savant, paléoïmérologites, qui refusent la décision prise en 1923 par le concile de Constantinople d’adopter le calendrier romain et qui continuent à utiliser le calendrier julien. La plupart des orthodoxes grecs, roumains et bulgares ont adopté ce changement, à l’inverse des russes, serbes et ukrainiens, non sans susciter, ici ou là, le maintien d’une minorité de traditionalistes.

Il ne faut pas confondre ces « vieux calendaires » avec « les vieux croyants ». Ces derniers, russes, dits aussi croyants starovères, firent sécession au prix des pires persécutions en 1667, au moment où le Patriarche Nikon fit voter en concile des réformes liturgiques destinées à favoriser l’unification avec l’orthodoxie hellénique. Ce schisme (Raskol en russe, comme le personnage de Raskolnikov de Crime et châtiment de Dostoïevski) a donné lieu à un chef d’œuvre littéraire, La Vie de l'archiprêtre Avvakum écrite par lui-même (traduit du vieux russe, préfacé et annoté par Pierre Pascal, édition augmentée de la dernière épître au Tsar Alexis d’Avvakum, Gallimard, 1960)

À regarder de près les nombreuses analyses qui sont aujourd’hui produites à propos du conflit ukrainien, ce paysage religieux orthodoxe, à la fois unifié contre l’occident et éclaté, on pourra s’étonner que la question religieuse ne soit que très rarement évoquée, pour détailler les forces en présence, alors-même, répétons-le, qu’elle concerne la quasi-totalité de la population russe ou ukrainienne et que les autorités religieuses locales ne cessent d’être impliquées. Elle l’était au moment de la dé-soviétisation et de la décomposition de la Yougoslavie, mais elle semble avoir été oubliée.

La description sommaire du paysage religieux orthodoxe n’est pas le seul champ explicatif. On pense notamment au renouveau du nationalisme russe et à sa confrontation avec l’Ouest après la fin de la Guerre froide, ou au souvenir des famines imposées aux Ukrainiens par les Bolcheviks (1932-1933). Il s’agit simplement de ne pas oublier un indicateur qui nous renseigne sur les éléments d’union et de division. Dans ce registre, on a pu constater récemment deux phénomènes : d’un côté une relative unité, du côté de l’Ukraine europhile, entre orthodoxes, gréco-catholiques et protestants, de l’autre un raidissement de l’Église russe qui s’est opposée à un rapprochement des Églises orthodoxes ukrainiennes entre elles. Si cette situation peut nous sembler archaïque, elle n’en est pas moins mortifère. « Dieu, prix Nobel de la guerre » proposait l’un des slogans présents place de la République à Paris, après l’attentat contre Charlie Hebdo

L’Orthodoxie résiste au désenchantement

Et la maçonnerie dans tout cela ? Depuis la chute du mur de Berlin, toutes les sensibilités maçonniques ont cherché à s’implanter dans les terres où le soviétisme interdisait auparavant cette forme de sociabilité jugée bourgeoise. Pour ce qui est des pays orthodoxes, un quart de siècle plus tard, le résultat des courses est éclairant. Les structures libérales, inspirées pour la France par le Grand orient de France, la Grande loge féminine de France ou le Droit humain, comme les implantations proches de la Grande loge de France, sont en Russie, en Ukraine, en Bulgarie, en Serbie, en Roumanie, groupusculaires, tandis que les obédiences sœurs de la Grande loge nationale française s’avèrent bien plus puissantes, recrutant dans l’élite économique et sociale du pays, pas trop éloignées du pouvoir, mais peut-être un peu plus de l’Église orthodoxe, laquelle, sauf exception, n’aime guère la maçonnerie (En Grèce, en revanche, la situation obédientielle est très éclatée, avec une Grande loge nationale « régulière » qui semble dominer). Seule la toujours très soviétique Biélorussie paraît encore rétive à l’implantation maçonnique. Alors qu’elle s’étiole sur ses lieux d’origine, États-Unis, Grande-Bretagne et Canada au premier chef, cette franc-maçonnerie dite régulière se développe en Afrique non musulmane et en Europe orientale, là où la religion est encore forte, la démocratie plus qu’hésitante et la guerre toujours possible. Tel est en effet le contexte géopolitique de la « régularité » maçonnique, dont on ne peut pas dire qu’il suscite un grand intérêt chez les commentateurs.

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