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Blog d'étude critique et académique du fait maçonnique, complémentaire de la revue du même nom. Envisage la Franc-Maçonnerie comme un univers culturel dont l’étude nécessite d’employer les outils des sciences humaines, de procéder à une nette séparation du réel et du légendaire et de procéder à la prise en compte de ce légendaire comme un fait social et historique.

Ces idées venues d’ailleurs : les Cultural Studies ont un demi-siècle (2b/b)

Ces idées venues d’ailleurs : les Cultural Studies ont un demi-siècle (2b/b)

La diffusion mondiale

Mélisande Morlighem

Stuart Hall (1932-2014), né en Jamaïque et étudiant à Oxford à partir de 1951, aura joué un rôle central dans le mouvement des Cultural Studies, d’abord en Angleterre, puis dans leur diffusion internationale. Directeur de la New Left Revue, il fut à partir de 1968 en charge du Centre for Contemporary Cultural Studies de Birmingham, puis il migra en 1979 à l’Open University de Londres. On lui doit une sophistication du concept d’identité qu’on pourrait résumer dans une des phrases qu’on lui prête souvent : « Quand je demande à quelqu’un d’où il vient, j’espère toujours qu’il va me répondre : c’est une histoire très compliquée ». Parmi ses apports figurent aussi, entre autres, une posture critique sur les représentations véhiculées par les médias et une interrogation permanente sur le rôle des intellectuels dans la société. Stuart Hall a connu le même retard de réception en France que ses ainés Hoggart, Williams et Thompson : Identités et cultures. Politiques des Cultural Studies, est édité en 2007, Le Populisme autoritaire. Puissance de la droite et impuissance de la gauche au temps du thatchérisme et du blairisme, en 2008 et Identités et cultures 2. Politiques des différences, en 2013 (Éditions Amsterdam). Ce silence, cette indifférence générale de ce côté de la Manche, nonobstant l’existence de lecteurs, voire d’admirateurs encore très marginaux, s’inscrit évidemment dans la difficulté que les Français ont de penser l’histoire et les conséquences du colonialisme, à la différence des anglo-saxons.

Au cours des années 1980, les Cultural Studies vont se diffuser, d’abord en Amérique du Nord. Ce sera dans une configuration théorique originale, puisque cette deuxième génération va utiliser ce que François Cusset appelle la French Theory (French Theory : Foucault, Derrida, Deleuze & Cie et la mutation de la vie intellectuelle aux États-Unis, La Découverte, 2003). Alors même que la France restait à cette époque rétive à ces approches culturalistes, jugées trop particularistes, Barthes, De Certeau, Deleuze, Derrida, Foucault, Lacan notamment, dont les œuvres commençaient à décroître dans l’intérêt des lecteurs français, vont devenir incontournables outre-Atlantique, au sein d’un paysage intellectuel qui se déclarera « poststructuraliste ». Parallèlement, la montée du thème de la globalisation va complexifier les études sur les pratiques identitaires et la construction des collectifs et entraîner notamment des recherches sur les migrations et sur un autre « impensé » de Marx, le nationalisme et la « communauté imaginée » (Benedict Anderson, Imagined Communities. Reflexion on Origins and Spread of Nationalism, 1983, réédition révisée en 1991, La Découverte, 1996).

Stuart Hall n’aura cessé d’interroger la pratique sociologique dans sa voie aussi étroite que nécessaire entre le théoricisme surplombant et le particularisme noyant le poisson. Ses travaux sur le racisme auront bien montré combien il pensait nécessaire de différencier chaque moment historique de ce fléau en le caractérisant le plus précisément possible historiquement et sociologiquement, à double fin de le comprendre et le combattre efficacement. Ces problématiques qui concernaient directement les populations anciennement colonisées vont se répandre en Amérique du Sud et en Asie. Élargissant la thématique des Subcultures, un collectif de chercheurs indiens se revendiquant de l’historien bengali Ranajit Guha, va développer à partir de 1982 un nouveau concept, celui de Subaltern Studies, réintroduisant l’idée d’hégémonie introduite jadis par Antonio Gramsci (En l’absence de traductions françaises de cet auteur, voir Isabelle Merle, Les Subaltern Studies. Retour sur les principes fondateurs d’un projet historiographique de l’Inde coloniale, Genèse, n° 56, 2004).

À partir de ce moment, le mouvement, sans perdre de sa richesse, va éclater autour des questions de la critique et du post-colonialisme, montrant que les Cultural Studies appartenaient essentiellement à celles et ceux qui s’en emparaient comme outil de compréhension de leur propre situation, voire d’émancipation. La postérité de Hall aura sans doute été bien supérieure dans cette influence intellectuelle que dans ce qu’il espéra jusqu’à la fin comme construction politique à la gauche du Labour, question que les universitaires nord-américains ne se posèrent en général même pas.

La résistance française

On s’interrogera longtemps sur la lenteur avec laquelle les Cultural Studies auront pu parvenir à toucher les esprits français. Cette véritable résistance fut et demeure aujourd’hui dans une large part assez générale. La place de la notion d’universel dans l’imaginaire français, rétif aux particularismes (thème réactivé récemment autour des statistiques ethniques), la méfiance par rapport à ce qui arrive du monde intellectuel anglo-saxon, l’histoire de l’éducation, un marxisme qui, lorsqu’il se maintient, serait encore trop traditionnel, tout cela peut expliquer, sinon justifier, un tel retard et un rejet dans une marginalité. C’est en tout état de cause dans ce décalage que peuvent s’inscrire aussi bien le retard du féminisme français que celui des études postcoloniales. Le cadre construit au cours de l’histoire pour l’accomplissement de l’émancipation est beaucoup plus large pour la « pensée française », à qui échappe une certaine finesse de grain qu’offrent les Cultural Studies.

Ce n’est que dans les années 1990 que les premiers textes sont parus en France dans quelques revues académiques pour transmettre et souvent traduire la pensée des fondateurs des Cultural Studies, tout en rendant compte de ses premiers développements (Thomas Pavel, « Les cultural studies. Une nouvelle discipline », Critique, n° 545, 1992 ; Armand Mattelart et Erik Neveu, « Les Cultural Studies », Réseaux n°80, novembre décembre 1996, Hervé Glevarec, Éric Macé et Éric Maigret, Cultural Studies, Anthologie, Armand Colin, 2008). Si des francophones, comme Françoise Vergès, pour ne citer qu’elle, qui fut disciple de Stuart Hall, se sont lancés à leur tour dans les études postcoloniales, ce n’est aussi qu’à la fin des années 1990, avec donc une bonne génération de décalage (De l’Esclave au citoyen, avec Philippe Haudrère, Gallimard, 1998 ; L’Homme prédateur, ce que nous enseigne l'esclavage sur notre temps, Albin Michel, 2011). Bien sûr, il y eut un grand précurseur, Frantz Fanon (1925-1961) avec Peau noire, masques blancs, (1952, réédition Le Seuil, 2001) ; Les Damnés de la Terre (1961, réédition La Découverte, 2002) et Pour la révolution africaine. Écrits politiques (1964, réédition La Découverte, 2006), à qui Stuart Hall rendit hommage en 1996 (The Fact of Blackness, Frantz Fanon and Visual Representation. Alan Read, Institute of Contemporary Arts and International Visual Arts, 1996). Mais Fanon fut peut-être aux études coloniales francophones ce que Simone de Beauvoir fut au féminisme, un précurseur prêchant dans un presque désert local.

Ces idées venues d’ailleurs : les Cultural Studies ont un demi-siècle (2b/b)

Dans une table ronde organisée autour de son livre French Theory en 2004, quarante ans après la naissance de l’école de Birmingham, François Cusset notait : « L’intérêt tardif pour les Cultural Studies dans l’université française, s’il faut s’en réjouir, ne saurait donc être que très graduel : c’est encore un objet exotique, un corpus lui-même de textes et de concepts, un métadiscours aussi qui renvoie (fût-ce en négatif) aux singularités de l’éducation supérieure française, mais pas encore cette transversale interdisciplinaire active avec laquelle chercheurs et enseignants auraient développé tout un rapport au long cours, fait d’usage pragmatique et d’autoréflexion scientifique. Cette évolution-là de l’institution universitaire française prendra plus de temps. ». Un demi-siècle, cela ne suffit-il donc pas ? Et à quand les Masonic studies ?

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