Blog d'étude critique et académique du fait maçonnique, complémentaire de la revue du même nom. Envisage la Franc-Maçonnerie comme un univers culturel dont l’étude nécessite d’employer les outils des sciences humaines, de procéder à une nette séparation du réel et du légendaire et de procéder à la prise en compte de ce légendaire comme un fait social et historique.
Jean-Pierre Bacot
Le XIXe siècle finissait, la République s’installait en France et la franc-maçonnerie, que ce fût avec les loges du Grand orient ou dans celles du Suprême conseil, participait à la construction de la laïcité, alimentant la détestation d’une Église catholique encore puissante. Ce contexte explique pourquoi le canular lancé par un journaliste et publiciste alors très anticlérical et très prolifique, Marie Joseph Antoine Gabriel Jogand-Pagès (1854-1907), alias Léo Taxil, ait eu autant de succès, aussi bien littéraire que social et politique.
Né à Marseille, vivant chichement et, comme le lui reprochèrent les catholiques, « dans le péché », Jogand-Lespès qui n’avait pas encore de pseudonyme, est reçu maçon à Paris au Grand orient en janvier 1881, aux « Amis du Temple de l’honneur français ». Peu assidu et, semble-t-il, passablement remuant, il en sera exclu en 1885.
Avant cette date qui constitue un tournant, Taxil publie une série impressionnante de textes d’un anticléricalisme joyeux et très virulent qui donnent une idée de ce que pouvait être alors la satire, aussi bien par le texte que par le dessin, bien plus violente qu’aujourd’hui. Peu après avoir été chassé de la maçonnerie, celui qui est devenu Léo Taxil annonce sa conversion au catholicisme apostolique et romain, probablement à la fois par dépit et par volonté de monter une opération rémunératrice. Tout en publiant une nouvelle série de pamphlets, mais changeant de tête de turc, il lance un périodique, La France chrétienne Jeanne d’Arc. Il en fera l’organe d’un antimaçonnisme sans nuances et ira chercher plusieurs figures imaginaires pour le renforcer, en commençant par un avatar du diable, le bouc Baphomet qu’il ira piocher chez le très ésotériste Eliphas Lévy (Alphonse-Louis Constant, 1810-1895). Taxil affirme que l’un des dirigeants de la maçonnerie aux États-Unis, Albert Pike, serait en fait un chef satanique dépendant directement du Malin, ce qui entre autres conséquences, produit dans sa prose le renversement comique d’un aspect chrétien présent dans certains rituels, notamment au 18° degré du Rite écossais ancien et accepté (REAA) où l’agneau pascal va se transformer en bouc.
Sur le plan littéraire, il y eut chez Taxil mélange de réalisme et d’imaginaire, mais dans une proportion inverse de ce qui se passait généralement pour les écrivains. L’une des forces et, en même temps, l’une des ambiguïtés de cette opération éditoriale sera en effet de croiser des rituels, probablement dénichés en bibliothèque et reproduits ne varietur, avec de pures inventions, notamment celle d’une maçonnerie Palladique rectifiée, censée être dirigée par une autre américaine, Diana Vaughan, qui en serait la Grande Maîtresse. De ce personnage de fiction, les courants antimaçonniques à tendance conspirationniste ont fait et font encore leurs choux gras. L’auteur mettra la même énergie à combattre la franc-maçonnerie qu’il avait mise à lutter contre le catholicisme, plagiant, compilant, mettant à peine en forme ses écrits dont le rythme de publication nous apparaît du coup moins impressionnant.
Malgré l’épaisseur de ses ficelles, le canular va connaître des effets de réalité. Un évêque de Charleston, Mgr Northrop va au Vatican, avec lequel Taxil communique, témoigner que les francs-maçons qu’il connaît en Caroline du Sud sont de bons chrétiens, bien que majoritairement protestants. Mais la papauté et ses services « action » jésuites, très au fait de ce qu’est à cette époque réellement la franc-maçonnerie française, leur adversaire principal, ne sont pas longtemps dupes de la fumisterie. Cependant, un congrès antimaçonnique tenu en 1893 en Italie, à Trente, reprend le danger de la pourtant imaginaire Diana Vaughan. Deux ans plus tard, sous le nom de Docteur Bataille, Léo Taxil et Charles Hacks publieront en livre ce qu’ils avaient précédemment édité en brochures, Le diable au XIXe siècle.
Sur le point d’être découvert, Taxil va jouer son va-tout avant de révéler son canular et monter une conférence de presse en avril 1897, habilement préparée par l’annonce de la venue de Diana Vaughan. Outre la presse française et internationale, les représentants des deux familles de pensée opposées, cléricale et laïque, sont présents et les aveux de Taxil, minimisant la portée de sa plaisanterie, oblige la police à le protéger, menacé qu’il était des deux côtés.
Les éditions de ses livres antimaçonniques ont connu des tirages importants, mais ils ne seront jamais réédités. On en trouve cependant certains sur le marché de l’occasion. À l’inverse, les pamphlets anticléricaux n’ont pas connu le même succès et ils sont aujourd’hui difficiles à dénicher, si ce n’est le texte parodique de la Marseillaise anticléricale dont on rappela le refrain : « Aux urnes, citoyens/Contre les cléricaux/Votons, votons/Et que nos voix/Dispersent les corbeaux ». Avis aux éditeurs : ces textes sont entièrement libres de droit et, bis repetita, il ne serait pas inutile de rappeler ce que fut le niveau et le style de la critique antireligieuse à cette époque. Taxil a fait l’objet de recherches et de commentaires éclairés de quelques historiens. Citons notamment : Eugen Weber, Satan Franc-Maçon. La mystification de Leo Taxil (Julliard, 1964) ; Jean-Pierre Laurant, « Le Dossier Léo Taxil du fonds Jean Baylot de la Bibliothèque Nationale » (Politica Hermetica, no 4, 1990) ; Bernard Muracciole, Léo Taxil. Vrai fumiste et faux frère (Éditions Maçonniques de France-EDIMAF, 1996) ; Marie-France James, Esotérisme occultisme franc-maçonnerie et christianisme aux XIXe et XXe siècles, explorations bio-bibliographiques (Lanore, 2008) ; Thierry Rouault, Léo Taxil et la franc-maçonnerie satanique. Analyse d'une mystification littéraire (Camion Noir, 2011).
Si l’on considère l’ensemble de son œuvre, on constate qu’elle est marquée d’un esprit potache, anarchisant, ennemi des corps constitués. Mais il aura fallu du talent pour faire fonctionner pareille machinerie et laisser croire à une conversion, très en vogue à l’époque chez certains écrivains dont le presque exact contemporain de Léo Taxil, Joris-Karl Huysmans (1847-1907) aura été le modèle, passant en quelques années du naturalisme (Marthe, 1876 ; Les sœurs Vatard, 1879) à une littérature édifiante (Sainte Lydwine de Schiedam, 1901), en passant par une décennie décadente (À rebours, 1884 ; En route, 1895). Mais la littérature populaire a d’autres codes. Alors Taxil, Huysmans du pauvre ?
Le résumé du livre de Thierry Rouault Léo Taxil et la franc-maçonnerie satanique. Analyse d'une mystification littéraire en atteste : « Léo Taxil est tour à tour anticlérical, libre-penseur, franc-maçon puis anti maçon, religieux patriote chantant la gloire de Jeanne d'Arc, la bonne Lorraine. Il est une véritable éponge qui boit toutes les humeurs de son époque. Les mystères de la franc-maçonnerie dévoilés [L’ouvrage, plusieurs fois édité, semble avoir changé de titre], publié en 1886 et Le diable au XIXe siècle, édité en 1895 s'inspirent de la vogue de l'occultisme et de son roman phare, Là-bas de Huysmans. Les Français fuient le rationalisme trop terre à terre, ils recherchent l'évasion dans le fantastique, ce qui explique le succès des sociétés rose-croix de la franc-maçonnerie alchimiste qui avait été créée un siècle plus tôt par le comte Cagliostro, et de tout ce qui peut provoquer le frisson. C'est l'époque du spiritisme et du magnétisme auquel Victor Hugo lui-même s'adonnait. L'occasion était trop belle pour manquer de construire une gigantesque mystification littéraire qui utiliserait les ingrédients de l'occultisme : le spiritisme, les messes noires, la franc-maçonnerie, afin de séduire les Français et surtout les catholiques. Léo Taxil a su arriver au bon moment, doté d’un argumentaire d'autant plus efficace qu'il pouvait plaire à une majorité qui ne demandait qu'à être bernée. »
Pour prolonger/ Les œuvres de Léo Taxil sont les suivantes :
-Première période : Les soutanes grotesques, 1879 ; Le fils du jésuite, 1879 ; Les jocrisses de sacristie, 1879 ; La Chasse aux corbeaux, 1879 ; Prêtres, miracles et reliques, 1879 ; Calottes et calotins, 1880 ; La Clique noire, 1880 ; Les Bêtises sacrées, 1880 ; Les Friponneries religieuses, 1880 ; La Marseillaise anticléricale, chant des électeurs, 1881 ; Les Amours secrètes de Pie IX, par un ancien camérier du pape, 1881 ; La Bible amusante pour les grands et les petits enfants, 1882 ; Une pape femelle – Roman historique,Aventures et crimes de la Papesse Jeanne, 1882 ; Les Livres secrets des confesseurs dévoilés aux pères de famille, 1883 ; La Prostitution contemporaine, 1883 ; Jeanne d’Arc, victime des prêtres, 1884 ; La vie de Jésus, 1884.
-Deuxième période :Les Frères Trois Points (deux volumes), 1885, Le Culte du Grand Architecte ; Les Sœurs Maçonnes, 1885 ;titre La Franc-Maçonnerie dévoilée et expliquée, 1886 ;Le Vatican et les Francs-Maçons, 1886 ; Confessions d’un libre-penseur, Histoire anecdotique de la 3ème République, 1887 ;Le Martyr de Jeanned’Arc, avec l’abbé Paul Fesh, 1890. Il participe également La France maçonnique.Liste alphabétique des francs-maçons noms, prénoms, professions et domiciles. Seize mille noms dévoilés. Organisations actuelles des loges, 1888.