Blog d'étude critique et académique du fait maçonnique, complémentaire de la revue du même nom. Envisage la Franc-Maçonnerie comme un univers culturel dont l’étude nécessite d’employer les outils des sciences humaines, de procéder à une nette séparation du réel et du légendaire et de procéder à la prise en compte de ce légendaire comme un fait social et historique.
Stéphane François
Fréquemment, les chercheurs en sciences humaines rencontrent des difficultés lorsqu’ils étudient les rapports entre l’ésotérisme et l’extrême droite. En effet, ceux-ci butent dans leurs recherches, notamment bibliographiques, sur un écueil scientifique : la non-prise en compte de l’aspect ésotérique dans l’élaboration d’un certain type de discours politique, souvent situés aux marges radicales de l’éventail politique, en particulier à l’extrême droite. Ainsi, dans ce que nous appellerons à compter de ce moment les « droites radicales », il existe plusieurs tendances ou courants idéologiques influencées par l’ésotérisme : nous pouvons citer la Nouvelle Droite et son néopaganisme ; les antimodernes ou la droite subversive italienne des « années de plomb » et leur « Tradition » ésotérique théorisée par le métaphysicien antimoderne Julius Evola ; les fascisme et néofascisme et leurs rapports avec la franc-maçonnerie ; le néonazisme et l’« occultisme nazi », etc...
Qu’est-ce que l’ésotérisme ?
Avant d’entrer dans le vif du sujet, il est nécessaire de préciser de nouveau certaines choses, du fait des dégâts causés par de pseudo-historiens et de pseudo-spécialistes des religions. Les concepts d’« ésotérisme » et d’« occultisme » en font partie. Succinctement, l’ésotérisme peut être défini comme un monde foisonnant, une forme de pensée selon le mot d’Antoine Faivre, souvent étranger au plus grand nombre : pour certains, il s’agit d’un terme « fourre-tout » ; pour d’autres, d’un discours volontairement « crypté ». Il peut aussi s’agir d’un ésotérisme traditionaliste, celui d’un René Guénon ou d’un Julius Evola ; d’un discours gnostique et, enfin, d’une approche universitaire. Bref, ce terme peut renvoyer à des choses très différentes les unes des autres, qui fusionnent allégrement, rendant ardu le travail de l’« ésotérologue ».
Mais surtout l’ésotérisme, dans une acceptation générique, est un faux « objet » initiatique, une fausse vision secrète du monde. En effet, l’ésotérisme n’est pas une doctrine d’initiés. C’est un mode de pensée accessible à tous dans sa singularité, qui se comprend par l’histoire de la pensée occidentale. Son étrangeté dans notre culture contemporaine est, en fait, la conséquence de notre ignorance à ce qui s’est joué dans le très ancien conflit entre foi et science. Durant longtemps, les spéculations ésotériques ont fait partie des bagages intellectuels et culturels des élites occidentales, jusqu’à leur marginalisation dans des secteurs périphériques au fur et à mesure de la rationalisation croissantes des sociétés. Cette marginalisation croissante a eu aussi pour conséquence de devenir une conception alternative du monde en opposition aux « savoirs officiels » : il s’agit dont d’une forme de savoir différent et d’une vision alternative du monde.
État de la situation française
La grande majorité des politologues français, à l’exception de Pierre-André Taguieff, de Jean-Yves Camus ou de moi-même, et contrairement à leurs collègues étrangers, ignorent le rôle parfois important de l’ésotérisme dans la constitution et la formulation de discours politiques, en particulier ceux issus des sphères radicales. Et, lorsque ces politologues tentent une réflexion sur ces questions, celle-ci accumule les poncifs et les erreurs, comme a pu le commettre Anne-Marie Duranton-Crabol dans le supposé rôle de René Guénon comme « maître à penser » de l’extrême droite néo-fasciste, une erreur fréquente due au fait que René Guénon fut victime de son vivant d’une récupération par l’extrême droite. Une idée que nous retrouvions aussi dans les écrits d’un Daniel Lindenberg ainsi que dans les publications des milieux antifascistes, dans lesquels l’incertain côtoient l’erroné. Il est d’ailleurs symptomatique qu’il n’existe aucune étude publiée à ce jour sur les idées politiques de Guénon, à l’exception de la thèse de David Bisson, contrairement à Julius Evola qui a eu droit à deux publications scientifiques sur son discours ésotérico-politique, tirées toutes deux de travaux universitaires : une thèse écrite par Christophe Boutin et un diplôme d’études approfondies (DEA) rédigé par Jean-Paul Lippi.
Si l’ésotérisme est rejeté par les milieux politistes français, c’est parce que son étude est jugée suspecte pour trois raisons. La première est liée à notre conception de la laïcité et à notre rationalisme. La deuxième est liée à la spécialisation : l’ésotérisme est un continent terra incognita pour la plupart des chercheurs, et s’y pencher nécessite un travail énorme alors qu’il faut produire. La troisième est due au fait que l’image de l’ésotérisme est entachée par le soupçon d’être une spécialité d’extrême droite : les politologues français ont de fait du mal à utiliser les travaux des spécialistes de l’ésotérisme qui ne sont pas toujours des universitaires et qui se situent parfois à la droite de l’échiquier politique. En conséquence, l’étude de l’ésotérisme est délégitimée chez les politologues français, victime d’une catégorisation à la fois abusive et polémique du champ d’étude qu’est l’ésotérisme. Enfin, il faut prendre en compte une autre difficulté : celle de la neutralité axiologique de l’observateur. En effet, un grand nombre de spécialistes de l’ésotérisme, et plus largement de l’histoire des religions, sont influencés par la définition guénonienne de l’ésotérisme et de la religion, c’est-à-dire, concrètement, qu’ils ont une approche « religioniste » ou du moins partisane.
En outre, la culture scientifique française, contrairement au monde anglo-saxon, est fermée, voire hostile aux spéculations ésotériques et occultistes. Wiktor Stoczkowski a bien montré cette attitude dans un article intitulé « Rires d’ethnologues ». Selon lui, l’ignorance, la stupidité, la folie, l’archaïsme, l’infirmité logique, sont les instances para-explicatives couramment évoquées dans la littérature produite par les démystificateurs lesquels, pourtant, acceptent l’altérité conceptuelle en dehors de l’Occident. Ce type de sujet est donc discrédité et seuls les gens peu sérieux s’y intéresseraient.
Par conséquent, la politique éditoriale française dans ce domaine en pâtit. Il est d’ailleurs symptomatique que les études françaises sur le sujet soient cantonnées chez de petits éditeurs, à l’exception rarissimes de quelques textes, souvent de commande, comme La Foire aux Illuminés de Pierre-André Taguieff, alors que dans les pays anglo-saxons de telles études sont publiées chez des éditeurs universitaires prestigieux (Routledge, les Presses universitaires de New York, Oxford ou Cornell, etc). De même, il n’existe en France qu’une revue étudiant les rapports entre le politique et l’ésotérisme : Politica Hermetica, un fait qui est, à notre avis, symptomatique du climat politiste français.
Pourtant, ce rejet, cette ignorance, n’a pas toujours été la norme. Les observateurs français du fascisme des années trente, à l’instar de leurs collègues étrangers, savaient observer dans ce mouvement les indéniables aspects mystiques, un aspect qui d’ailleurs s’est concrétisé par l’intérêt des francs-maçons italiens pour cette idéologie. En effet, la lecture des ouvrages de l’entre-deux-guerres est révélatrice du lien intrinsèque entre fascisme et romantisme et entre fascisme et mysticisme, deux relations entièrement passées sous silence dans les études postérieures à 1945, lorsque l’idéologie fasciste fut rejetée en tant que mal absolue. Toutefois, une telle analyse est encore présente chez de grands chercheurs tels que George Mosse et Eugen Weber, voire chez Hannah Arendt. En effet, cette dernière faisait une analogie entre le système totalitaire et la société secrète et qui affirmait dans Les Origines du totalitarisme que les mouvements totalitaires imitent tout l’attirail des sociétés secrètes.
À suivre...