Blog d'étude critique et académique du fait maçonnique, complémentaire de la revue du même nom. Envisage la Franc-Maçonnerie comme un univers culturel dont l’étude nécessite d’employer les outils des sciences humaines, de procéder à une nette séparation du réel et du légendaire et de procéder à la prise en compte de ce légendaire comme un fait social et historique.
Stéphane François
Le rôle indéniable de l’ésotérisme
Malgré ce rejet, l’ésotérisme joue un rôle indéniable, dans ces discours, similaire à celui de la religion, à laquelle il est apparenté. En effet, les milieux analysés souhaitent, à leur façon, réenchanter le monde en renouant le pacte séculaire entre l’homme, le sacré et le monde. Dans le cas présent, le fait politique est inséparable d’une forme d’irrationalisme, de religiosité, d’ésotérisme. En effet, il existe des mouvements évoluant aux marges du néofascisme et du racialisme völkisch qui mélangent le traditionalisme ésotérique aux corpus doctrinaux de la droite radicale (nationalisme européen, antisémitisme, « occultisme nazi », nordicisme, ethnocentrisme, racialisme, occultisme, etc.), donnant naissance à un nationalisme « spirituel-religieux ». Leurs mythologies politiques, irrationalistes sont donc fabriquées avec divers héritages relevant à la fois du politique et de cultures religieuses minoritaires. À l’inverse, il existe aussi des occultistes qui ont soutenu ou qui soutiennent un discours extrémiste de droite.
De fait, l’ésotérisme joue en effet un rôle important dans ces milieux de trois façons différentes :
-La première au travers d’un discours politique/idéologique influencé par l’ésotérisme. C’est le cas, pour ne prendre que cet exemple, des thèses formulées par le théoricien national-bolchevique russe Alexandre Douguine, proche de certains membres de la Douma et de Vladimir Poutine ou de certains activistes de la droite subversive, terroriste, italienne des « années de plomb », influencés par le discours ésotérico-politique du métaphysicien antimoderne Julius Evola. Ces courants mêlent les influences « traditionnistes » à d’autres (nationalistes, révolutionnaires-conservatrices, néofascistes, national-bolcheviques, voire néo-nazies). Ils ont leurs théoriciens nationaux, tels Alexandre Douguine en Russie ou Claudio Mutti en Italie.
-La deuxième, par une condamnation de l’ésotérisme ou de sa supposée action cachée au sein des sphères politiques. C’est le cas, par exemple, des adeptes de la théorie du complot, les conspirationnistes, de certaines tendances du catholicisme, en particulier les traditionalistes, qui voient l’action des « Illuminati », des franc-maçons et des « Sages de Sion », partout dans le monde ou dans l’évolution du monde… Son expression symptomatique était la fameuse revue de Monseigneur Jouin, la Revue Internationale des Sociétés Secrètes, connue sous l’acronyme RISS, qui fit un certain nombre d’émules. Cette revue a joué un rôle important dans la structuration de certains discours ésotérico-conspirationnistes des années trente et quarante, et, par suite, dans les milieux collaborationnistes, notamment chez un Henry Coston, antisémite et conspirationniste forcené.
-La troisième, par une utilisation par un petit nombre de militants, de groupes, en France comme à l’étranger, de l’ésotérisme comme un moyen de propagande et de subversion. En effet, des éditeurs d’extrême droite ont publié, traduit ou réédité un grand nombre de textes sur les rapports politiques/ésotérisme, ou sur l’interprétation ésotérique de faits politiques. Nous pouvons citer, pour ne prendre que des exemples français, les cas des éditions du Lore, Pardès, Dualpha, Avatar, etc. Il suffit aussi, pour s’en convaincre, de voyager sur le site de la librairie Librad tenu par des militants nationalistes-révolutionnaires européens (il existe trois sites « librad » : un français, un italien et un allemand) et de voir que ce type de publication occupe facilement un tiers du catalogue. Mais ces politiques éditoriales et commerciales se retrouvent un peu partout en Occident, signe de son intérêt pour les milieux concernés.
Perspectives
Les auteurs/militants de ces milieux refusent fréquemment le primat de l’Université dans l’élaboration des différents champs normatifs de leurs connaissances. Ils ont donc créé une subculture, c’est-à-dire une culture minoritaire ou marginale ayant ses propres normes. Il serait donc particulièrement utile d’étudier scientifiquement ce type de discours en maintenant si possible une approche pluridisciplinaire (histoire, histoire des idées et des religions, science politique, psychologie, sociologie et anthropologie). Une telle approche ouvrirait la voie à des études novatrices en particulier dans le champ de l’histoire des idées. Une prise en compte de l’ésotérisme permettrait -permet quand cela est fait- un renouvellement de la compréhension de certains mouvements politiques et/ou idéologiques. Ainsi, Jean-Pierre Laurant a éclairé différemment les origines du socialisme à la française.
Il s’agit aussi de contribuer à une meilleure connaissance des discours politico-culturels émanant d’acteurs de la droite radicale. Cette connaissance permettra notamment une meilleure compréhension à la fois du phénomène, de son histoire, de ses idées et des modalités de leur diffusion dans des sphères a priori éloignées des milieux évoluant aux marges les plus radicales de l’extrémisme droitier. Une telle approche permettrait aussi de mieux comprendre certains débats internes et certaines évolutions idéologiques. Cette approche suppose que la diffusion de ces discours « hétérodoxographiques » dans toutes les couches des sociétés occidentales depuis la fin des années soixante, notamment en ce qui concerne leurs excroissances dans le champ du politique, résulte de ce que Dan Sperber appelle la contagion des idées, une contagion d’ailleurs aggravée par le mode de diffusion virale d’un média comme Internet. En outre, comme celui-ci l’a montré, il n’existe pas de génération spontanée dans ce domaine. Les idées nouvelles sont issues de la synthèse d’idées plus anciennes réorganisées de façon novatrice : cela est un point important à prendre en compte, pour comprendre, par exemple le retour de l’antimaçonnisme.
Ces sujets « ésotérico-politiques » n’ont pas leur pareil pour refléter, condenser, télescoper, l’esprit et le malaise d’une époque. En ce sens, ces études sont nécessaires et utiles pour la compréhension de notre monde. Enfin, il semble nécessaire de s’interroger sur la place qu’occupent dans nos sociétés consuméristes ces objets culturels qui sont fabriqués avec des matériaux radicaux comme l’« occultisme nazi », le conspirationnisme, l’élitisme ésotérique, etc. A contrario ce refus de prendre en compte l’aspect ésotérique est intéressant, car il permet de comprendre les propres réticences des chercheurs institutionnels et des militants antifascistes, de cerner leur « humeur idéologique », permettant ainsi de comprendre, et donc d’étudier, leurs propres milieux.
Pour prolonger :
Stéphane François, La Nouvelle Droite et la « Tradition », Milan, Archè, 2011
Stéphane François, La Modernité en procès. Éléments d’un refus du monde moderne, Valenciennes, Presses Universitaires de Valenciennes, 2013
Nicholas Goodrick-Clarke, Black Sun. Aryan Cults, Esoteric Nazism and the Politics of Identity, New York, New York University Press, 2002
Pierre-André Taguieff : La Foire aux illuminés. Ésotérisme, théorie du complot, extrémisme, Paris, Mille et une nuits 2005.