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Blog d'étude critique et académique du fait maçonnique, complémentaire de la revue du même nom. Envisage la Franc-Maçonnerie comme un univers culturel dont l’étude nécessite d’employer les outils des sciences humaines, de procéder à une nette séparation du réel et du légendaire et de procéder à la prise en compte de ce légendaire comme un fait social et historique.

Ces idées venues d’ailleurs : la common decency (2/3)

Ces idées venues d’ailleurs : la common decency (2/3)

Julien Vercel

Essais de définitions

George Orwell n’a jamais fait de longs développements sur la common decency. Ses traductions en français sont donc multiples : « valeurs morales partagées » ; « morale commune » ; « honnêteté élémentaire » ; « décence ordinaire » et, bien sûr, « décence commune »...

Les définitions les plus explicites se trouvent chez les spécialistes de l’œuvre de George Orwell. C’est ainsi que selon Jean-Claude Michéa dans Orwell, anarchiste tory (Climats, 1995), la common decency est :‎ « Ce jeu d’échanges subtil et compliqué qui fonde à la fois nos relations bienveillantes à autrui, notre respect de la nature et, d’une manière générale, notre sens intuitif de ce qui est dû à chacun » ; « Ce sens commun qu’il y a des choses qui ne se font pas ». II précise en 2008, dans un entretien À Contretemps (n°31, juillet) : « La common decency n’a rien à voir avec ce que j’ai appelé par ailleurs une idéologie du Bien ou encore une idéologie morale ; autrement dit avec ce type de construction métaphysique arbitraire, liée aux dogmes d’une Église ou à la ligne d’un parti, et qui a toujours servi, dans l’histoire, à cautionner le pouvoir d’une élite ». Alors que la common decency est toujours immédiatement traduisible et compréhensible les idéologies du bien nécessitent toujours des croisades ou des conversions.

Isabelle Jarry dans George Orwell : cent ans d’anticipation (Stock, 2003) confirme : « La common decency, on dirait en français sens commun, bon sens, intuition de ce qui se fait, de ce qui est raisonnable, juste, utile. C’est une valeur morale chère à Orwell, qui attribue cette décence commune à tout être humain, à la manière d’un patrimoine collectif, d’une vertu innée, presque inconsciente. Selon lui, on la retrouve à l’état le moins altéré dans les classes populaires, chez les ouvriers, les travailleurs manuels. Et c’est sur cette valeur que doit se fonder le socialisme ». Enfin Bruce Bégout dans De la décence ordinaire. Court essai sur une idée fondamentale de la pensée politique de George Orwell (Allia, 2008) assez étrangement présenté sans références précises à l’œuvre de George Orwell, conclut : « Un sentiment spontané de bonté qui est, à la fois, la capacité affective de ressentir dans sa chair le juste et l'injuste et une inclination naturelle à faire le bien » ; «Il existe en effet dans la vie des gens ordinaires des qualités primordiales (désintérêt, solidarité, dégoût pour la domination) pour toute institution politique de la vie en commun ».

Une intuition universelle

La common decency relève de l’autonomie morale, c’est à dire qu’une action est morale parce qu’on la perçoit et conçoit comme tel. Elle relève également d’une intuition universelle, c’est à dire que tout le monde possède ce sens moral. En ce sens, elle s’inscrit dans la filiation des philosophes du sens moral du XVIIIe siècle : Cooper Antony Ashley, comte de Shaftesbury (1671-1743) ou Francis Hutcheson (1694-1747). Mais George Orwell ajoute à l’universalité de la common decency, la nécessité d’un certain contexte, elle ne peut subsister que dans certaines conditions et dans un certain cadre de vie.

Le contexte particulier

Les vertus de solidarité, d’honnêteté et de camaraderie repérées par George Orwell ont leur origine dans ses expériences fondatrices (1933, La Vache enragée ; 1934, Une histoire birmane ; 1937, Le Quai de Wigan ; 1938, Hommage à la Catalogne...). En effet, si chacun est détenteur de la common decency, on constate cependant que plus on s’élève dans la hiérarchie, plus il est difficile de vivre selon ces vertus humaines élémentaires. C’est pourquoi George Orwell l’a plus reconnue chez les ouvriers ou les mineurs que dans la haute société ou parmi les intellectuels.

Morale du don, du désintéressement, de l’honneur et de l’amitié, la common decency dit ce qu’il ne faut pas faire et pas forcément ce qu’il faut faire. Elle est donc plus réactive que directrice, plus défensive que normative. Ce qui explique l’apathie populaire, son désintérêt pour la politique. Ce qui explique aussi pourquoi, en refusant de dominer et exploiter son semblable, les classes populaires se condamnent à être les premières victimes de la domination politique.

On retrouve cette vertu des êtres humains ordinaires dans toute l’œuvre de George Orwell. Lorsqu’il écrit sur la disparition du personnage du « bon riche » chez Dickens (1939) : « Il avait compris à cette époque à quel point les individus bien intentionnés étaient désarmés dans une société corrompue » ou « La gentillesse individuelle est à nouveau le remède à tous les maux ». Lorsqu’il constate que les Berbères des villages de l’Atlas sont plus heureux que les Européens : « Ce qui me fait peur, chez les intellectuels modernes, c’est leur incapacité à se rendre compte que la société humaine doit avoir pour base les valeurs de l’honnêteté commune, quelles que soient ses formes politiques et économiques ». Lorsqu’il écrit à Humphry House, le 11 avril 1940 : « Nous sommes simplement parvenus à un point où il serait possible d’opérer une réelle amélioration de la vie humaine. Mais nous n’y arriverons pas sans reconnaître la nécessité des valeurs morales de l’homme ordinaire. Mon principal motif d’espoir pour l’avenir tient au fait que les gens ordinaires sont toujours restés fidèles à leur code moral ».

Le problème est qu’une société dominée par les valeurs de la compétition ou de la concurrence entre les êtres dévalorise ceux qui portent les valeurs de la common decency. Stéphane Beaud et Michel Pialoux (dans Retour sur la condition ouvrière : enquête aux usines Peugeot de Sochaux-Montbéliard, Fayard, 1999) en ont fait l’amer constat : « Même si les parents attachent, bien sûr, de l’importance aux notes, celles-ci doivent être obtenues de manière légale. Mais, à l’aune de la nouvelle morale de la concurrence entre lycéens, où tous les coups sont permis pour ne pas retomber au niveau des élèves de LEP, la morale populaire apparaît brutalement dévaluée » ; « Un certain ethos populaire fait de fierté et d’honnêteté se trouve alors invalidé » : « la valorisation du travail, de l’effort, le goût de l’activité et du travail bien fait, le respect des égaux, l’entraide, l’apprentissage des moyens légitimes pour se défendre ». C’est là que le politique aurait son mot à dire.

À suivre

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A
Les ides venues d'ailleurs...<br /> Belle réponse au nationalisme ambiant
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