Blog d'étude critique et académique du fait maçonnique, complémentaire de la revue du même nom. Envisage la Franc-Maçonnerie comme un univers culturel dont l’étude nécessite d’employer les outils des sciences humaines, de procéder à une nette séparation du réel et du légendaire et de procéder à la prise en compte de ce légendaire comme un fait social et historique.
Julien Vercel
Cet ouvrage est issu d’une thèse soutenue à l’École des hautes études en sciences sociales par Stéphane Blond (éditions du Comité des travaux historiques et scientifiques-CTHS, 2014).
Depuis la fin du XXe siècle, il est habituel d’utiliser l’expression « Atlas de Trudaine » pour désigner les « plus de trois mille plans manuscrits qui figurent les routes et les ouvrages d’art dont la construction ou la gestion incombent au roi ». Il s’agit de tracés routiers, de planches de ponts, de profils de chaussées, de plans d’alignement des maisons et de mémoires associés, véritables commentaires essentiellement techniques pour suivre les travaux et leur entretien. L’Atlas doit son nom aux deux intendants des finances qui dirigèrent l’administration des Ponts et Chaussées : Daniel Charles Trudaine à partir de 1742 puis, en vertu du « principe de survivance » accordé par le roi, de son fils, Jean Charles Philibert Trudaine de Montigny, de 1769 à 1777.
Une stratégie pour la prospérité du royaume
Comme le rappelle Stéphane Blond, l’objectif de l’entreprise est de doter le royaume d’infrastructures de transports de qualité, car les routes sont stratégiques pour le développement économique. Elles servent à la circulation des personnes, des biens et des idées. Elles permettent également -c’est important pour un État centralisateur- la circulation de l’information et des décisions politiques. Sur un plan technique, les plans permettent de préparer l’exécution des travaux, d’en évaluer le coût, leur impact territorial et leur durée, de répartir équitablement les tâches entre les corvéables. L’Atlas, et c’est nouveau, n’a donc pas pour but de célébrer des réalisations prestigieuses, mais d’orienter les futures constructions.
Même si les plans sont consultables en ligne, la lecture de l’ouvrage richement illustré de Stéphane Blond est indispensable pour retracer tous les détails (418 pages, grand format !) des différentes étapes de l’entreprise : depuis l’élaboration du projet routier dans les généralités, sa validation par Paris et parfois même directement par le roi, la campagne cartographique des ingénieurs pour « lever les plans » (concentrés entre 1742 et 1755 pour 3 509 lieues, soit plus de 16 400 kilomètres de routes), le dessin et la « pose du lavis » consistant à mettre des couleurs et des ombres avec une lumière qui vient toujours de l’angle supérieur gauche de la feuille (essentiellement entre 1739 et 1765).
Les plans allient dessins et commentaires, images et textes, comme L’Encyclopédie (1751-1772), sous la direction de Diderot et D’Alembert, associait à ses 17 volumes de textes, 11 volumes de planches. Le plan est orienté selon l’axe de la route (le Nord n’est donc pas toujours « en haut ») avec la partie haute de la feuille consacré au dessin et la partie basse aux commentaires et aux suivis des travaux et tous les plans sont reliés comme dans un livre. En revanche l’Atlas n’a pas de visée exhaustive. À la différence des cartes couvrant tout le royaume réalisées par les ingénieurs Cassini, l’Atlas est strictement délimitées aux itinéraires routiers des généralités dans lesquelles servent les ingénieurs des Ponts et Chaussées, donc sans les pays d’États qui ont conservé leur administration.
Trudaine, mais aussi Orry et Perronet
Outre les Trudaine, Stéphane Blond rappelle que deux autres personnes ont joué un rôle décisif dans la réussite de l’Atlas.
Le lancement du projet doit beaucoup à Philibert Orry, contrôleur général des finances de 1730-1745. C’est lui qui, en 1737, commande, par un « mémoire », l’inventaire cartographique des routes avec 4 types de plans (un plan de la route et de ses abords à une échelle de 10 lignes pour 100 toises soit au 1/8 640°, qui sert à justifier la répartition des corvées ; des profils de la route à l’échelle de 4 lignes par toise soit au 1/216° ; un plan particulier pour les traversées des zones habitées à l’échelle de 8 lignes par toise soit 1/108° et un plan des ouvrages d’art à l’échelle de 10 lignes par toise soit 1/86°). L’année suivante, en 1738, un second « mémoire » ajoute un cinquième type de carte : une carte générale des routes, chemins, villages, ouvrages à l’échelle de 3 pouces par lieue de 2 400 toises soit au 1/57 476°.
La seconde personne ayant largement contribué à la réussite de l’Atlas est Jean Rodolphe Perronet, ingénieur de la généralité d’Alençon, qui dirige à partir de 1747 le Bureau des dessinateurs créé trois ans plus tôt par Trudaine père à Paris. Perronet remanie en profondeur le Bureau et, si les candidats au titre d’ingénieur, demeurent tous recommandés, il les évalue avec une sélection qui se durcit au fil des ans. Il écrit d’ailleurs au duc de Charost, le 19 novembre 1769 : « On demande que les élèves qui se présentent pour y être admis soient au moins nés de famille honnête dans la bourgeoisie, qu’ils aient fait leurs humanités, aient une éducation sortable, soient de constitution assez forte pour résister à la fatigue et aient des mœurs et des dispositions pour l’étude des mathématiques, de l’architecture et du dessin, et même quelques commencements d’étude dans ces différentes connaissances ». Bientôt, le Bureau centralise tous les travaux de dessins en recevant les relevés faits sur le terrain.
Une marque du pouvoir central
L’Atlas de Trudaine vient confirmer ce qu’avait démontré Alexis de Tocqueville dans L’Ancien régime et la Révolution (1856), à savoir que la centralisation est la « seule portion de la constitution de l’Ancien Régime qui ait survécu à la Révolution ». C’est Orry qui procède, dès le début de l’entreprise, par « mémoires », évitant ainsi toute la procédure législative et les contestations éventuelles des parlements provinciaux. Ce sont les Trudaine qui ne cessent d’affirmer que la priorité est le tracé des routes depuis Paris. Trudaine père écrit ainsi à l’ingénieur Vimar de Bordeaux en octobre 1747 : « Paris est le centre d’où doivent partir toutes les routes qui y passent, et c’est par ce qui approche le plus de Paris, que vous devez commencer le dessin de vos routes, en suivant jusqu’à la frontière du royaume ». L’intendant Tourny de la généralité voulait en effet établir des tracés qui partent de son chef-lieu et non de Paris ! C’est, enfin, l’État central qui tire les conséquences de ses priorités et se désengage donc du financement des routes secondaires ou des tronçons dont il charge d’autres collectivités. En 1743, Trudaine père écrit ainsi à l’intendant d’Alençon : « Monsieur le contrôleur général est décidé à charger les villes de l’entretien des pavés de leur rue qui servent aux grands chemins, et je vous prie en conséquence de les retrancher des nouveaux baux que vous devez adjuger ».
En outre, l’institutionnalisation des Ponts et Chaussées se poursuit à travers les tourments révolutionnaires. Dès 1772, les ingénieurs sont dotés d’un uniforme, notamment pour asseoir leur autorité auprès de populations qui craignaient de nouveaux impôts dès leur apparition ! En 1775, un règlement de Turgot officialise le titre d’« École royale des Ponts et Chaussées », sa création intervient après celle de l’École du Génie à Mézières en 1748 et avant celle de l’École des Mines en 1783. En 1791, l’Assemblée constituante attribue à Perronet une rente exceptionnelle de 22 600 livres et la création des départements simplifie et unifie l’administration en affectant un ingénieur des Ponts et Chaussées par département. En 1804, l’assemblée des Ponts et Chaussées devient le Conseil général.
Enfin, les conventions de représentation, largement empruntées aux plans militaires, s’uniformisent peu à peu : par exemple, une couleur est attribuée pour représenter chaque type de sol, l’écriture de la toponymie (tailles des caractères, majuscules ou minuscules, caractères romans ou italiques) traduit l’importance de l’habitat représenté...
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À l’efficacité décisionnelle de cette centralisation, s’ajoutent donc les méthodes uniformisées, les mesures précises, l’optimisation des coûts, un espace perçu d’abord par ceux qui détiennent le savoir technique, bref toute la force du pouvoir exécutif et de son administration. Résultat, si entre 1564 et 1566, Charles IX était encore contraint d’effectuer un tour de France pour connaître son royaume, Louis XV et Louis XVI ont beaucoup moins voyagé que leurs prédécesseurs, car ils avaient une connaissance de leur royaume grâce aux plans.
Au fil de la lecture de l’ouvrage de Stéphane Blond, il est possible d’imaginer des liens avec la maçonnerie. Lorsque l’auteur énumère les outils des ingénieurs qui comprennent, notamment, l’équerre, le compas ou le niveau. Lorsque la carte sert à identifier les ouvrages à construire comme le tapis de loge figure le Temple à bâtir. Lorsque les ingénieurs élaborent leurs plans par la méthode de triangulation : à partir du relevé d’un morceau de route en ligne droite et du repère d’un point significatif comme un clocher, le territoire est maillé par des triangles après un calcul d’angle pour mesurer la sinuosité de la route. Lorsque, aussi, le recrutement des ingénieurs mêle cooptation et compétences... Mais c’est une autre histoire à écrire.