Blog d'étude critique et académique du fait maçonnique, complémentaire de la revue du même nom. Envisage la Franc-Maçonnerie comme un univers culturel dont l’étude nécessite d’employer les outils des sciences humaines, de procéder à une nette séparation du réel et du légendaire et de procéder à la prise en compte de ce légendaire comme un fait social et historique.
Jean-Pierre Bacot
Si l’on se livre à une recherche sur la toile pour trouver des références sur une revue dénommée Hermès, on tombera d’abord sur une publication du Centre national de la recherche scientifique(CNRS), née en 1988, qui s’occupe d’étudier de manière interdisciplinaire, avec cependant une dominante sociologique, l’univers de la communication.
Mais ce qui nous intéresse ici est bien plus difficile à dénicher sur la toile, comme chez les bouquinistes. La première occurrence de ce titre date de 1933. Jusqu’à 1939, en trois séries, nous dit le catalogue de la Bibliothèque nationale de France (BNF), onze numéros de la revue Hermès ont été publiés avec une périodicité trimestrielle, sous la rédaction en chef d’Henri Michaux. D’orientation « méta surréaliste », la revue était dirigée par René Baert et Marc Eemans. On trouvait également dans la rédaction : Camille Goemans, Joseph Capuano, Mayrisch Saint Hubert, André Rolland de Renéville, Bernard Groethuysen, Etienne Vauthier. Parmi les rédacteurs, figuraient notamment Jean Wahl, Marcel Decorte, Henri Corbin. La revue s’intéressait principalement aux mystiques de tous bords.
Le titre reparut en 1947,pour une quatrième série,sous la direction d’André Rolland de Renéville, puis pour une cinquième, de 1963 à 1970, sous la houlette de Jacques Masui, chez Fata Morgana. La revue était sous-titrée, pour cette dernière occurrence qui nous intéresse particulièrement ici, « Recherches sur l’expérience spirituelle ». Cette mouture d’Hermès, aujourd’hui bien oubliée et très rarement citée, fut conçue à Lausanne et diffusée en France par Véga, puis Minard. Sous réserve de trouvaille ultérieure, il semble que l’annonce d’une parution semestrielle se soit traduite en réalité par une publication annuelle.
Le premier numéro, sorti au printemps 1963,comportait notamment un article d’Henri Corbin. Dès le deuxième, les stars de ce milieu protéiforme étaient au rendez-vous,avec Marin Buber, Teilhard de Chardin, René Daumal, Hermann Broch, William Haas, Henri Michaux. Le cinquième numéro (1967-1968) fut consacré à « La Voie de René Daumal du Grand Jeu au Mont Analogue ». René Daumal (1908-1944), mi-universitaire, mi-autodidacte, fut dans sa brève existence un passionné de philosophie indienne. Proche de Georges Gurdjieff, il fut aussi un lecteur de René Guénon, ce qui le conduisit à apprendre le sanskrit.Le septième et dernier numéro, paru en 1970, fut consacré à des textes chinois et japonais. Aussi prestigieuses qu’aient été les collaborateurs et les conseillers (parmi lesquels figuraient Jean Grenier, Henri Michaux, Jean Paulhan et Mircea Eliade), la revue s’éteindra après ce numéro, ce qui montre que le public de cette sensibilité spiritualiste érudite n’était pas aussi important qu’on pouvait le croire, en tout cas à ce niveau d’exigence. On se souviendra que Planète de Louis Pauwels et Jacques Bergier (1961-1972),pourtant davantage vulgarisateur, n’a également pas pu s’installer durablement dans le paysage éditorial, malgré un succès qui ne fut en fait qu’une mode passagère.
Le premier paragraphe du manifeste reproduit au dos des numéros est particulièrement éclairant du projet éditorial de Jacques Masui et de ses amis : « Un des faits marquants de notre époque est, indubitablement,la réévaluation de la réalité spirituelle. Cette ré estimation n’est pas seulement intellectuelle ; elle touche aux fibres les plus intimes de l’être. Elle entraine avec elle un besoin croissant de reprendre contact avec une réalité intérieure que beaucoup avaient oubliée, tandis que se développait la pensée discursive. Nous entrons dans un temps où l’expérimentation spirituelle s’impose avec une exigence accrue ».
Jacques Masui fut également le fondateur d’une collection,« Documents spirituels »,publiée à partir dès 1953 aux Cahiers du Sud, puis chez Fayard.Marcel Lobet nous indique qu’Henri Michaux a dit de lui, son ami, qu’il était un « frère à la recherche des grands frères de par le monde et de leurs secrets qu’il importe de divulguer, en faveur de ceux qui attendent ».
Après le décès brutal de Jacques Masui en 1975, Mme Merck,collaboratrice et héritière, et Roger Munier, tentèrent de reprendre le flambeau, mais il fallut semble-t-il attendre 1993 pour voir paraître chez Fata Morgana une collection d’ouvrages consacrés aux recherches sur l’expérience spirituelle. Une vingtaine d’opus sont, depuis lors, sortis de presse dans cette série entre 1993 et 2001, sous la signature de Gabriel Bounoure, Olivier Clément, Henri Corbin, Alain Daniélou, François Daumas, Benjamin Fondane,Jean Granier, Marcel Griaule, Louis Massignon, Jacques Masui, Jules Monchanin, Roger Munier, Andrès Padoux, Salah Stétié.
D’autre part, les numéros 1 (« Les voies de la mystique ou l’accès au sans-accès ») de la revue Hermès de Jacques Masui (1963-1970) ; 3 (« Le maître spirituel selon les traditions d’Occident et d’Orient ») ; 6 ( « Le vide, expérience spirituelle en occident et en orient » de Lilian Silburn) et 7 (« Tch’an Zen racines et floraisons » de Lilian Silburn) ont été repris en version augmentée aux éditions des Deux Océans entre 1989 et 2010.
Cette publication n’est donc pas tout à fait oubliée pour qui voudrait bénéficier d’un large panorama de ce qui tenta, dans le mode foisonnant des revues, de réenchanter le monde au moment où la croyance et les pratiques religieuses, ainsi que les clergés, s’écroulaient, créant un véritable appel d’air pour celles et ceux qui ne se résolvaient pas à vivre le désenchantement du monde.
(Je remercie vivement Rainer Mason d’avoir attiré mon attention sur cette publication).