Blog d'étude critique et académique du fait maçonnique, complémentaire de la revue du même nom. Envisage la Franc-Maçonnerie comme un univers culturel dont l’étude nécessite d’employer les outils des sciences humaines, de procéder à une nette séparation du réel et du légendaire et de procéder à la prise en compte de ce légendaire comme un fait social et historique.
Julien Vercel
Pour apprécier pleinement l’ouvrage d’Emmanuel Pierrat, il faut prendre le temps de bien lire le prologue (« Un avant-goût de sang ») qui explique sa démarche. L’auteur se revendique d’abord vulgarisateur et reconnaît qu’il n’a pas fait un livre d’histoire (d’où quelques répétitions notamment sur la législation antimaçonnique ou une citation de Philippe Pétain, pages 35 et 64). Mais l’essentiel n’est pas là, dans un style alerte et vivant, il nous emmène dans l’obsession antimaçonnique vichyste et allemande.
Côté Vichy, il rappelle que les mesures antimaçonniques ont précédé les mesures anti-juives avec, notamment, la loi du 13 août 1940 interdisant les « sociétés secrètes ». Côté allemand, Emmanuel Pierrat note avec exhaustivité que pas moins de 7 services étaient chargés de la lutte contre ces « sociétés secrètes » en France ! En fait, les Allemands comme les collabos recherchaient méthodiquement des preuves du « complot judéo-maçonnique », sans oublier d’autres motivations tout aussi délirantes : trouver, dans les loges, la formule secrète pour accéder à la pierre philosophale ou, tirer de son initiation, comme l’espérait Jean Marquès-Rivière, des pouvoirs magiques lui permettant de contrôler l’ordre de l’univers ! Quelles qu'aient été les motivations de l’occupant et de ses serviteurs, les persécutions furent bien réelles : si le Grand orient comptait 30 000 membres en 1930, il n’en dénombrait plus que 7 000 à la Libération. Les deux-tiers des maçons avaient disparu !
Dans sa galerie de portraits, Emmanuel Pierrat cite beaucoup de héros, maçons et résistants : Pierre Brossolette, fédérateur des mouvements de la Résistance, arrêté, torturé et mort en se jetant d’une fenêtre ; Jean Zay, ministre du Front populaire, fondateur d’une politique culturelle, éducative et populaire, abattu par les miliciens en 1944 ; Paul Ramadier qui refusa de voter les pleins-pouvoirs à Philippe Pétain (il se trouvait une vingtaine de maçons parmi les parlementaires n’ayant pas voté les pleins pouvoirs à Philippe Pétain) ; Violette Quesnot est la seule femme citée, elle fut membre d’un réseau maçon fondé par Alfred Kirchmeyer. Le chapitre consacré à Paul Hanson est passionnant. Ce juge de paix arrêté en 1942 a créé la seule loge (« Liberté chérie ») connue dans un camp, celui d’Esterwegen !
Mais ceux qui suscitent le plus de questions sont les maçons « ambigus » ou carrément « crapules » : Jean Mamy alias Paul Riche, réalisateur de Forces occultes en 1943, c’est-à-dire du seul film antimaçonnique au monde, il sera le dernier fusillé de l’épuration le 29 mars1949 ; Jean Marquès-Rivière, initié à l’ésotérisme par René Guénon, rédacteur, en 1940, du catalogue de l’exposition « La Franc-maçonnerie dévoilée » au Petit Palais (1 million de visiteurs en France, elle précède l’exposition « Le Juif et la France » de 1941) et scénariste de Forces occultes. Pour tout ceux-là, Emmanuel Pierrat livre son propre questionnement, sans y répondre : comment peut-on être ou avoir été maçon, imprégné des valeurs des Lumières et de l’humanisme, et sombrer dans la collaboration ?
Peut-être faut-il revenir au prologue de l’ouvrage pour comprendre la terrible leçon de la période de l’Occupation. Dans ce prologue, l’auteur livre aux lecteurs non avertis une présentation générale de ce qu’est la franc-maçonnerie. Ce qu’il en dit peut tout à fait s’appliquer à la période de la guerre : « La franc-maçonnerie, au même titre que de nombreux autres corps intermédiaires, fait partie de son temps, de sa société ». Cruelle leçon de constater que les maçons firent bien partie de leur temps, de leur société et, comme la France de cette époque, ils se retrouvèrent donc... dans les deux camps. Mais, si les maçons, dans l’épreuve, se comportent comme tout le monde, alors, à quoi sert la maçonnerie ? Les figures de la Résistance maçonnique célébrées par Emmanuel Pierrat, comme la réalité des persécutions, nous invitent à apprécier la différence.
À suivre : un article augmenté paraîtra dans le prochain numéro de Critica Masonica.