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Blog d'étude critique et académique du fait maçonnique, complémentaire de la revue du même nom. Envisage la Franc-Maçonnerie comme un univers culturel dont l’étude nécessite d’employer les outils des sciences humaines, de procéder à une nette séparation du réel et du légendaire et de procéder à la prise en compte de ce légendaire comme un fait social et historique.

Sur « Paroles armées. Comprendre et combattre la propagande terroriste » de Philippe-Joseph Salazar (Lemieux éditeur, 2015)

Sur « Paroles armées. Comprendre et combattre la propagande terroriste » de Philippe-Joseph Salazar (Lemieux éditeur, 2015)

Julien Vercel

Le premier mérite de l’essai de Philippe-Joseph Salazar est de travailler à partir des écrits et des documents produits par la propagande terroriste. Les références abondent et viennent appuyer une démonstration à la fois exotique et proche, tout comme la situation de son auteur, à la fois philosophe français et professeur de rhétorique à l’Université du Cap en Afrique du Sud.

L’exotisme est tout entier dans le geste fondateur : la proclamation du califat le 4 juillet 2014 dans la mosquée de Mossoul par Abou Baker al Baghdadi. Philippe-Joseph Salazar utilise le terme de « califat » et jamais celui d’« État islamique » ou de « DAESH » parce qu’en bon rhétoricien, il montre que les mots ont leur importance. Et parce que c’est par cette proclamation qu’Abou Baker al Baghdadi bascule dans la légende sainte et devient calife, c’est-à-dire à la fois imam (religieux) et émir (politique). Il possède désormais la légitimité et l’autorité de celui à qui il faut obéir parce qu’il indique la voie à suivre aux croyants. Cette légitimité nous apparaît exotique, car elle ne repose ni sur une dynastie, ni sur la volonté d’un peuple comme en Occident.

De plus, autre élément d’exotisme, la rhétorique utilisée dans les discours du nouveau calife emprunte au poétique et à l’analogique. Mais, d’une part, le poétique fait partie de la démonstration, car, à la différence de l’Occident, il n’est pas séparé du rationnel. D’autre part, l’analogique établit des liens à la fois imagés, concrets et logiques entre deux faits tout en ne se réduisant pas, comme en Occident, au choix entre une interprétation littérale et une interprétation ouverte au débat. Enfin, Philippe-Joseph Salazar décrypte les vidéos et textes postés sur internet par le califat pour bien les distinguer de la propagande de masse à l’américaine. Car, ici, l’objectif est ailleurs : il s’agit de susciter de l’obéissance par l’étalage d’une esthétique faite de chants, d’uniformes noir et sable sans décoration, de calligraphie… et peu importe si les récepteurs ne parlent pas arabe ou ne sont que de médiocres croyants.

Pour dépasser l’impression d’exotisme radical du califat quant à la manière d’exposer ses idées, Philippe-Joseph Salazar multiplie les parallèles avec des faits et des événements qui font partie de notre histoire. C’est ainsi que la proclamation du califat exerce le même pouvoir que la Déclaration d’indépendance des États-Unis de 1776 ; le Serment du Jeu de paume de 1789 à Versailles ou l’Appel du 18 juin 1940 à Londres. Tous ces événements sont des gestes d’interprétation du monde, ils disent que, décidément, non, tout ne se vaut pas et ont suscité le même rejet par le monde politique établi. Plus loin, l’auteur décrit comment les égorgements d’otages obéissent à un rituel de condamnation « judiciaire » qui rappelle nos décapitations révolutionnaires. Et sur la terreur portée par le monde, « Le califat est-il plus étonnant que la République sortant de ses frontières naturelles patiemment ajustées par la monarchie pour annexer des territoires entiers au nom de principes abstraits mais porteurs, ou la République américaine naissante, ravissant les territoires indiens au nom de la liberté et du droit au bonheur ? » Nous restons toujours en terrain connu lorsque l’auteur compare les partisans du califat à une avant-garde léniniste aux ressorts populistes déjà repérés : les élites trahiraient « ceux d’en bas » ; le peuple de dieu serait composé d’égaux et la responsabilité incomberait à un ennemi commun désigné. Pour le califat, l’objectif est de reconstruire ce peuple de dieu en réunissant les exclus, ni économiques, ni sociaux, mais mystiques, par un retour aux « vraies » valeurs.

Face à ce projet, Philippe-Joseph Salazar n’en finit pas d’énumérer nos erreurs de rhétorique : quand la langue de l’ennemi envahit nos discours (« État islamique » et « Allah » au lieu de « califat » et « dieu ») ; quand nous refusons de voir l’hyper-modernité du califat et croyons être les seuls à maîtriser les nouvelles technologies ; quand nous paniquons en parlant de « terroristes » alors qu’il s’agit de « soldats » et de « traitres » pour ceux qui les aident ; quand nous croyons savoir distinguer le « vrai » du « faux » Islam alors que nous sommes des impies… Ces erreurs aboutissent à mettre les démocraties dans une « posture asymétrique », quand le califat joue sur la qualité, l’héroïsme, l’idéal, la transcendance, la valeur et la violence du face à face, nous, nous jouons sur la quantité, la prévention, le quotidien, le middle class, les valeurs et la violence aérienne.

Mais de toutes les erreurs commises par les démocraties occidentales, celle consistant à croire que le dialogue aurait une vertu inhérente, que la persuasion gouvernerait désormais la force, est parmi les plus importantes, car elle rappelle l’attitude des démocraties européennes dans les années 1930. L’auteur illustre son propos par un rappel du dialogue entre les Méliens et les Athéniens dans L’Histoire de la guerre du Péloponnèse de Thucydide (livre V, 84-114) : les Athéniens assiègent les Méliens, plus faibles. Ils leur proposent donc soit de se rendre et d’être « libres » sous leur domination, soit de mourir les armes à la main. Aujourd’hui, pour le califat, nous sommes comme les faibles Méliens ! Cette célébration du dernier mot à la force donnerait plusieurs sens à l’exhortation qui conclut l’ouvrage et qui dépasserait alors la seule lecture rhétorique : « À nous de donner de la voix ».

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