Blog d'étude critique et académique du fait maçonnique, complémentaire de la revue du même nom. Envisage la Franc-Maçonnerie comme un univers culturel dont l’étude nécessite d’employer les outils des sciences humaines, de procéder à une nette séparation du réel et du légendaire et de procéder à la prise en compte de ce légendaire comme un fait social et historique.
Julien Vercel
Les résultats du référendum en Grande-Bretagne sont tombés : les Britanniques souhaitent sortir de l’Union européenne. Les autres états membres pourraient être tentés d’en prendre acte et de continuer leur bonhomme de chemin comme si de rien n’était. Comme si, parmi ceux qui restent, personne n’en partageait la responsabilité, ne se sentait concerné par cette décision. Après tout, c’est son choix, la Grande-Bretagne veut partir, qu’elle parte !
Et puis il faut bien reconnaître que les ruptures impliquent au moins deux points de vue, deux volontés et, ici, deux négligences. Aujourd’hui, ceux qui restent dans l’Union européenne doivent se demander ce qui pousse des électeurs à décider de s’en aller et de rompre l’Union. Pas pour se flageller, mais pour se « rectifier » et éviter que les départs se succèdent jusqu’à ne plus rester qu’entre soi. À ce titre, il est frappant de constater que le vote en faveur du « Brexit » s’est concentré dans les couches sociales les plus populaires, c’est-à-dire celles qui sont les plus exposées à la mondialisation et aux délocalisations qui en découlent. Ou, pour le dire autrement, celles qui sont les premières victimes de la « concurrence libre » pourtant imposée par les élites britanniques et complaisamment acceptée par celles du continent.
Ceux qui restent dans l’Union devraient ainsi se rappeler que le 16 juin 2016, la Commission européenne a ouvert une procédure d’infraction contre la France parce que l’Hexagone veut imposer le salaire minimum pour tous les chauffeurs routiers qui circulent sur son territoire à partir du 1er juillet en application d'une disposition contenue dans la loi pour la croissance, l'activité et l'égalité des chances économiques du 6 août 2015 dite « loi Macron » (comme quoi, libéral en France, peut signifier régulateur en Europe !). Alain Vidalies, le secrétaire d’État chargé des Transports, a aussitôt réagi en précisant que « La France entend uniquement faire respecter l’application du droit communautaire en créant les conditions d’une concurrence loyale ». L’expression est lâchée : « concurrence loyale ». Et si le « Brexit » était l’occasion de se mettre d’accord, entre ceux qui restent, sur le sens collectif à donner à la concurrence ?
Au départ, la concurrence était dite « loyale » (fair) dans les traités fondateurs. La Communauté européenne mettait en place un marché « où la concurrence est non faussée ». Concrètement, dans le traité de Rome de 1957, la politique de concurrence reposait sur l’interdiction des ententes (art. 81), l’interdiction des abus de position dominante (art. 82) et l’interdiction des aides publiques (dites aides d’État), sauf pour les régions au niveau de vie anormalement bas, pour la réalisation de projets d’intérêt commun européen ou pour la culture (art. 87 et 88). Il s’agissait donc de s’assurer que les entreprises respectent la concurrence, prolongement du libre-échange et du principe de non-discrimination. L’Union européenne a donc exercé des contrôles sur les concentrations (un règlement de 1989 organise d’ailleurs le contrôle par anticipation des concentrations et des positions dominantes) et sur les aides publiques dites « aides d’État ». Et la Commission européenne a reçu, en la matière, des pouvoirs d’enquête et de sanction.
Notons, au passage que cette concurrence loyale s’inspire de la politique que les États-Unis avaient commencé à mettre en place dès la fin du XIXe siècle : comme l’amélioration des transports avait encouragé la formation d’un vaste marché unique, certaines entreprises en avaient profité pour s’entendre afin de maintenir des prix élevés. Le Sherman Antitrust Act (1890) permettait donc de lutter contre la concentration du capital, puis le Clayton Antitrust Act et le Federal Trade Commission Act avaient créé l’agence de contrôle des pratiques commerciales anticoncurrentielle (1914). L’Europe n’embraie qu’après 1945, d’abord en Grande-Bretagne et aux Pays-Bas, puis par le traité instituant la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) de 1951 et, enfin, par les traités de 1957 instituant la Communauté économique européenne (CEE) et la Communauté européenne de l'énergie atomique (CEEA) qui donnent un cadre aux pratiques commerciales européennes.
Par contraste avec cette concurrence loyale, le traité de Maastricht (1992) a instauré la libre concurrence (free), ce qui implique deux changements fondamentaux. D’abord, désormais, la concurrence n’est plus un moyen mais une fin, elle est même consacrée comme objectif indépassable de la politique économique communautaire. C’est ainsi que le traité célèbre une « économie ouverte où la concurrence est libre ». Ensuite ce changement efface la séparation entre les secteurs marchand et non-marchand : la libre concurrence devient la référence dominante de tous les échanges. Auparavant la concurrence loyale ne concernait que les entreprises, désormais, même l’État y est soumis dans toutes ses interventions relevant du champ économique.
Les exceptions qui peuvent échapper à cette concurrence libre sont définies par la Commission de façon très restrictive : il s’agit des Services d’intérêt économique général (SIEG) déjà prévus par les traités (art. 90 du Traité instituant la Communauté économique européenne, 1957 ; art.16 du traité instituant la Communauté européenne par le traité d’Amsterdam, 1999 et art.14 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne dans le cadre du traité de Lisbonne, 2009) et inclus dans les Services d'intérêt général (SIG) qui recouvrent le service public à la française.
Au lendemain du vote britannique, s’il y a initiative à prendre, c’est donc de se mettre d’accord sur la définition et le périmètre de la concurrence. C’est, dans l’espoir de se réconcilier avec les électeurs, de se mettre d’accord sur un projet européen dont l’objectif ne serait pas la libre concurrence. Car, appliquée de façon dogmatique, elle aboutit à la disparition d’entreprises et d’emplois, à des normes destructrices d’activités sous couvert d’uniformisation du marché. Il suffit de se souvenir du discours du Bourget, le 22 janvier 2012, quand François Hollande proposait : « Une nouvelle politique commerciale en Europe qui fera obstacle à la concurrence déloyale, qui fixera des règles strictes en matière sociale, en matière environnementale, de réciprocité ». Il suffit de se souvenir que Jean-Marc Ayrault déclarait, le 24 septembre 2013 à Bordeaux, devant les parlementaires socialistes : « L'Europe ne peut pas continuer comme ça, accepter que la concurrence soit la seule boussole ». Ils savent donc ce qu’il faut faire. Alors, qu’ils le fassent maintenant !