Blog d'étude critique et académique du fait maçonnique, complémentaire de la revue du même nom. Envisage la Franc-Maçonnerie comme un univers culturel dont l’étude nécessite d’employer les outils des sciences humaines, de procéder à une nette séparation du réel et du légendaire et de procéder à la prise en compte de ce légendaire comme un fait social et historique.
Francis Moray
Belle pérégrination à la rencontre des tableaux de loge que celle à laquelle nous invite Julian Rees (Dervy, 2016). Qu’ils soient racés ou dévoilés, on ne sait que trop que les tableaux ou tapis de loge forment le cœur ou l'armature de la pratique maçonnique. Au point que, en des circonstances exceptionnelles comme purent l'être l'enfermement concentrationnaire ou quelque autre confrontation à l'arbitraire et à l'intolérance, le seul tracé de celui-ci dans la poussière pouvait « former » le temple.
Incontestablement, le tableau de loge constitue donc un élément central de la maçonnerie. Pourtant, il apparait comme n'ayant rien de figé dans le temps (contrairement à ce que certains pourraient vouloir croire ou imposer) et l'ouvrage –l'album devrait-on même dire– abondamment illustré de Julian Rees le montre avec force sans que cela n’enlève quoi que ce soit à la beauté de nombre de ces objets ni à leur intérêt. Le lecteur français peut également connaître Julian Rees pour ses contributions à Franc-Maçonnerie Magazine. Ancien membre de la Grande loge unie d'Angleterre et en particulier de la commission de l'Emulation Lodge of Improvement (cette fameuse loge d'instruction chargée, après 1813, de formaliser le rituel –d’où son intitulé plus approprié : « rite anglais de style Émulation »- et d'en assurer, depuis, la conservation), il est devenu membre de la Fédération britannique du Droit humain. Ce qui fait de lui un bon connaisseur de la maçonnerie britannique en particulier et de la maçonnerie moderne en général. À ce titre, l'Institut maçonnique de France a salué la qualité de son travail en lui décernant l'Ordre maçonnique Lafayette, créé justement pour honorer ce type de personnalités et de contributions
Si le tableau de loge, cet outil de la pratique spéculative, est essentiel, on mesure qu'il n'a commencé à se formaliser que tardivement et n'a cessé d'évoluer, notamment au gré des modifications de rituel.
Certains rites d'oralité n'utilisent même pas de tableaux de loge lors des tenues (le Rite York, par exemple. Encore faudrait-il nuancer cette restriction, notamment à l'aune des exemples de tableaux américains complexes que nous présente Julian Rees, mais dont l'utilisation n'est certes pas la même que dans les rites à planches, dits de culture). Et concernant le rite anglais de style Émulation, on peut considérer que dans ce domaine de la ritualité comme en d'autres, il y a un avant et un après l'acte d'Union de 1813 (s'efforçant de réconcilier les Ancients et les Modernes de la veille). Avant 1813, on voit des tableaux de loge apparaître sur des illustrations plus globales montrant des scènes de loge : par exemple, cette singulière illustration d’un ouvrage autrichien de 1791, Der Verklärte Freymaurer (p. 3), où l’on voit des francs-maçons assis autour d’une table sur laquelle repose un grand tableau de loge pour une séance d’instruction, semble-t-il. Ces tableaux ressemblent fort à ceux que l'on connaîtra dans la maçonnerie continentale des Modernes et figurent des ensembles de symboles apparaissant dans la loge (créant par-là une forme de représentation figurative de cette dernière en réduction).
En revanche, après l'Union, vont fleurir de véritables œuvres d'art illustrant allégoriquement, pourrait-on dire, le contenu symbolique de chaque degré : les fameuses planches à tracer (tracing boards) que leur complexité ne permettra incontestablement plus de « tracer » stricto sensu. Les plus fameux de ces tableaux sont assurément ceux de John Harris (des années 1840-1850, selon les versions) qui passent fréquemment pour les modèles officiels du rite dit Émulation. Mais Julian Rees rappelle qu'il n'y a jamais eu de « version officielle » de ces tableaux, que seule la qualité picturale des œuvres d'Harris a assuré leur popularité et que ce dernier lui-même a considérablement fait évoluer ses propres représentations, y compris sur des aspects essentiels (positionnement des portes et ouvertures, sens des escaliers, répartition des symboles...).
À la genèse de son ouvrage, Julian Rees, tout en soulignant l'importance des tableaux de loge, regrettait justement que très peu de choses aient été publiées sur le sujet. Son étude s'appuie bien évidemment sur l'une des références en ce domaine outre-Manche, à savoir le Tracing boards de Terence Haunch, datant de 1963. On peut admettre, à la suite de Julian Rees, que l'édition maçonnique britannique n'a peut-être pas accordé toute l'importance requise à ce sujet. Et de ce côté, le public maçonnique français a sans doute été mieux loti, en particulier ces dernières années. À ce propos, contentons-nous de citer ici Tableaux de loge et gravures maçonniques >de Jacques Thomas (Dervy, 2005), auquel Julian Rees fait d'ailleurs référence. Mais aussi Voyage dans les tableaux de loge. Histoire et symboles de Dominique Jardin (Jean-Cyrille Godefroy, 2011), Le Plan secret d'Hiram. Fondements opératifs et perspectives spéculatives du tableau de loge de Jean-Michel Mathonière (Dervy, 2012), ou Anatomie des tableaux de loge. Sous leurs formes symboliques et allégoriques de Percy John Harvey (Dervy, 2011). Autant d'ouvrages de fond, voire de Sommes, essentiels quant à l'analyse historique et symbolique des tableaux de loge (certains de ces ouvrages ayant même été récompensés par le Prix IMF du Salon maçonnique de Paris pour l'excellence de leur recherche).
Mais ce n'est pas l'angle d'approche de Julian Rees, qui fait lui œuvre tout aussi utile, notamment par l'intérêt de son iconographie mise en perspective à l'aune du/des rituel(s). Son bref album (trop bref pourrait-on même regretter avec ses 120 pages) nous fait voyager dans l'univers des tableaux de loge des différents continents. S'appuyant sur la force de l'image, ce sont des reproductions exceptionnelles qui nous sont ici présentées ; des tableaux qui, pour bon nombre, ne sont jamais sortis de leur lieu d'utilisation et/ou d'exposition et n'ont jamais figuré dans le moindre ouvrage. Mieux souvent que de longs discours, la mise en parallèle de ces tableaux permet de mieux appréhender l'essence des symboles, leur interconnexion, le fondement de leur présence sur tel ou tel tableau (notamment lorsque l'on regarde tous ces tableaux intégralement communs aux deux premiers degrés), l'influence aussi des différents courants de la maçonnerie, courants tant symbolique ou rituélique que géographique, voire temporel au regard de l'évolution des modifications ou des œuvres « futuristes » des dernières décennies (qui témoignent, celles-là, de la modernité de l'exercice). Bien souvent, c'est dans l'analyse des détails, de l'apparition, de la substitution ou du positionnement de tel ou tel symbole que se nourrissent la réflexion ou la recherche et que l'on peut se mettre en quête de sens (tableaux dévoilés ou tracés avec toute la pratique de contemplation ou de mise en forme structurante qui en découle ; triples colonnes alignées ou en perspective ; louves ou leviers ; pierres cubiques ou polies, à pointe ou non ; sphères/globes associées ou non aux piliers ; et ces piliers couronnés ou non de fruits, végétaux ou autres objets ; escaliers à vis virant vers la droite ou la gauche ; clés figurant parfois dès le premier degré ; sans parler des horloges aussi et de bien d'autres symboles que le lecteur aura loisir de découvrir au fil de maintes lectures, car une seule lecture ne permet assurément pas de relever parfois d'infimes détails éclairants). En parcourant avec délice, le livre de Julian Rees, on mesure -et le mot est particulièrement idoine, ici- à quel point l'esthétique a forgé une part au moins de la tradition maçonnique et qu'au-delà des discours et de l'intellectualisme, s'approprier visuellement le symbole –voire le reproduire ou le tracer dès que l’on en a la maîtrise– pave le sentier de la maçonnerie.
En somme, nous avons là un ouvrage exemplaire -à toutes les acceptions du terme- qui pose les éléments symboliques comme on pose ou trace les symboles/outils sur le tableau et qui vient heureusement et plaisamment compléter les études précédemment citées. Avec efficacité, Julian Rees s'est voulu didactique, en donnant de la matière aux sœurs et frères afin d'accomplir un indispensable travail d'appropriation du tableau de loge dans son vécu rituélique essentiel.