Blog d'étude critique et académique du fait maçonnique, complémentaire de la revue du même nom. Envisage la Franc-Maçonnerie comme un univers culturel dont l’étude nécessite d’employer les outils des sciences humaines, de procéder à une nette séparation du réel et du légendaire et de procéder à la prise en compte de ce légendaire comme un fait social et historique.
Yolande Bacot
La philosophie sociale qui poursuit comme but d’expliquer pourquoi et comment les humains parviennent à faire société sans se dévorer mutuellement a fondé, en ses débuts, ses analyses sur le principe d’une lutte pour l’existence. À la différence de ses prédécesseurs, Hegel pose la lutte pour la reconnaissance, et non plus pour l’existence, comme le moteur constitutif de toute communauté et de son progrès. Le développement éthique de l’espèce humaine s’appuierait sur la dimension morale inscrite dans les rapports de communication entre les humains, humains dont la nature comporte en elle-même une dimension communautaire. Selon notre philosophe, la lutte des sujets pour la reconnaissance mutuelle de leur identité produit, au sein de la société, un mouvement tendant à établir irrésistiblement, sur le plan politique et pratique, des institutions garantes des libertés.
Axel Honneth décrit dans son essai La Lutte pour la reconnaissance, m>cette mécanique hégélienne : « Un sujet pour autant qu’il se sait reconnu par un autre dans certaines de ses capacités et qualités découvre toujours aussi des aspects de son identité propre par où il se distingue des autres sujets et s’oppose de nouveau à ceux–ci comme tel être particulier ». Et encore : « Les sujets apprenant dans le cadre établi de telle relation de reconnaissance réciproque, de plus en plus de choses sur leur identité particulière -puisque c’est toujours une nouvelle dimension d’eux-mêmes qu’ils y trouvent confirmée- ils doivent à chaque fois se détacher conflictuellement du stade éthique précédemment atteint pour accéder en quelque sorte à la reconnaissance d’une forme plus exigeante de leur individualité ; le mouvement de reconnaissance est une succession de conflits et réconciliation qui se résorbent les uns dans les autres ».
Et il faut encore franchir une autre étape pour appréhender à peu près correctement l’enjeu de cette théorie de la lutte pour la reconnaissance. Elle suppose en effet, que les individus puissent accéder à la réalisation de soi qui en fasse des personnes autonomes à même d’établir des relations sociales avec autrui. Or, cette réalisation de soi dépend du fait d’être reconnu au sein de trois sphères distinctes : celles de l’amour, du droit et de la solidarité. C’est seulement lorsque les personnes sont effectivement reconnues comme porteuses de besoins affectifs, comme sujets égaux dans une communauté juridique et comme détenteurs d’aptitudes à faire société qu’elles peuvent établir un rapport à elles-mêmes permettant leur autoréalisation. Le rapport à soi, pour qu’il soit possible et efficient suppose, en effet à la fois la confiance en soi -ce à quoi conduit entre autres, l’amour maternel- mais aussi toutes les autres formes de rapports affectifs, le respect de soi lié au fait d’être porteur de droits, l’estime de soi résultant de la valeur sociale que les autres vous accordent. Ce sont ces différentes relations de reconnaissance qui confèrent à l’individu la légitimité de la place qu’il occupe socialement et, partant, autorisent son autoréalisation, soit sa capacité à être pleinement sujet et acteur, autrement dit un être émancipé.
Dès lors que l’humain est considéré comme un animal social, le fait qu’il soit reconnu est constitutif de son identité. Sans l’estime sociale, soit sans l’approbation sociale de ses qualités et de ses actes ou, autrement formulé, sans la possibilité de pouvoir se voir confirmer dans l’Autre, il ne saurait avoir de relation réussie à soi. L’expérience de la non-reconnaissance produit par conséquent des émotions, des affects négatifs, effets du mépris ressenti, telles la honte ou encore la colère qui affaiblissent l’image que l’on a de soi-même.
Mais, si l’on s’en tenait là, on ne comprendrait pas vraiment pourquoi la théorie de la lutte pour la reconnaissance participerait de la théorie critique, c’est à dire en quoi la lutte pour la reconnaissance pourrait constituer un processus de transformations sociales. Or, voilà ce qu'écrit Axel Honneth à cet égard : « L’expérience du mépris peut fournir le motif déterminant d’une lutte pour la reconnaissance ; l’individu ne peut, en effet, parvenir à se libérer de la tension affective provoquée par des expériences humiliantes qu’en retrouvant une possibilité d’activité ».
La conscience de l’injustice et l’indignation qui l’accompagne peuvent constituer le motif déterminant d’actes de résistance politique. Mais encore faut–il pour se faire que cette résistance puisse s’articuler sur un mouvement social déjà constitué, autrement dit qu’un indigné rencontre d’autres indignés et qui le sont pour les motifs identiques aux siens. Le mouvement des « indignés » est précisément une illustration de la thèse ici énoncée, comme nombre de phénomènes sociaux que nous vivons aujourd’hui s'analysent ou à tout le moins s’éclairent à l’aune de cette lutte pour la reconnaissance. Nous savons pertinemment que certaines catégories de la population constitutives de notre société s’estiment non reconnues parce qu’elles sont exclues de l’identité politique, c'est à dire du cadre normatif que constituent les institutions régissant notre vie et toutes les représentations qu’elles génèrent. Or, parce que l’identité politique traverse tout un chacun, elle n’est pas dissociable de ce que l’on vit au quotidien, comme nous l’avons déjà rappelé.
Pour illustrer ce propos, évoquons notre symbolique nationale dont le caractère partiel et partial permet de comprendre qu’elle puisse générer le mépris ressenti. Certaines de nos rues ne portent-elles pas encore le nom des pires bouchers de l’empire colonial français ? Nos livres scolaires d’histoire, s’ils ont un peu évolué depuis quelques années, ne sont–ils pas encore bien timides sur certaines périodes sensibles de notre saga nationale comme l’historienne Catherine Coquery-Vidrovitch l’a pointé (Enjeux politiques de l'histoire coloniale, Agone, 2009). Quelle place est faite dans nos espaces urbains aux lieux de mémoire des immigrés ? On pourrait poursuivre encore la liste.
Or, l’« être ensemble », si souvent invoqué, quand il n’est pas convoqué sous l’horrible vocable d’« identité nationale », suppose l’égalité, mais une égalité qui, faute d’être économique, soit a minima symbolique. « Toutes les discriminations minent la nation », écrivait Durkheim à juste raison. Si l’appartenance à une communauté nationale ressortit à la fois du politique et du culturel, il importerait alors de revoir certaines normes culturelles, de pluraliser notre symbolique nationale, de sorte qu’elle devienne inclusive et non plus exclusive. Et si la théorie de la reconnaissance possède cette fonction d’interprétation des phénomènes sociaux, la question est maintenant de savoir si la finalité que lui assignait Hegel, à savoir l’évolution de notre société dans un sens permettant qu’elle assure aux individus les conditions de leur autoréalisation /émancipation, aura tenu ses promesses. Il ne fait pas de doute que le XXème siècle a permis l’émergence d’une forme d’individualisme orienté vers l’épanouissement personnel, effet de luttes multiples dont nous sommes encore les heureux bénéficiaires. Mais qu’en est-il aujourd’hui?
À suivre