Blog d'étude critique et académique du fait maçonnique, complémentaire de la revue du même nom. Envisage la Franc-Maçonnerie comme un univers culturel dont l’étude nécessite d’employer les outils des sciences humaines, de procéder à une nette séparation du réel et du légendaire et de procéder à la prise en compte de ce légendaire comme un fait social et historique.
Stéphane François
Serrano assimile durant son exil en Suisse la littérature née des spéculations sur l’« histoire mystérieuse », fort à la mode dans les années soixante-dix, qui faisait de Hitler un initié et du nazisme une société secrète. L’« histoire mystérieuse » est un genre apparu dans les années soixante à la suite de la publication du Matin des magiciens. Il s’agit d’une tentative de réécriture de l’histoire et des civilisations au travers d’un prisme particulier : le désir de tout élucider, surtout par des spéculations irrationnelles ou pseudo-scientifiques, dont l’ufologie. Le succès fut immédiat. Cet engouement dura jusqu’à la fin des années soixante-dix et toucha tout l’Occident. En France, les collections les plus représentatives de ce genre ont été « Les Énigmes de l’univers » des Éditions Robert Laffont et « L’aventure mystérieuse » de J’ai lu, collection de réédition en format poche de best-seller dans ce domaine, mais aussi de textes originaux. Ces collections publieront, outre des livres sur le trésor de Rennes-le-Château, les Templiers et autres textes sur les mystères de l’histoire, un grand nombre de livres sur les « Anciens astronautes », sur l’« occultisme nazi » et sur les ovnis.
Cette littérature va lui permettre d’élaborer son concept d’« hitlérisme ésotérique », en germe depuis les années quarante. Ses thèses sont en effet constituées d’un bricolage mythologique, au sens défini par Lévi-Strauss, mêlant ésotérisme, paganisme druidique et germano-scandinave, spéculations völkisch, Cathares, gnosticisme antique, Templiers et Graal, ovnis, etc. Selon Goordick-Clarke, chez Serrano, « l’histoire du monde se présente comme une théodicée gnostique de la chute de l’esprit dans la matière avec la décadence et la perte qui s’ensuivent. Pour Serrano, l’évolution de l’espèce est en réalité un processus de dégénérescence, ou d’involution, par laquelle l’essence d’origine divine s’affaiblit dans un monde progressivement livré au mal au travers les yugas du cycle hindouiste des âges » (« La renaissance du culte hitlérien : aspects mythologiques et religieux du néo-nazisme », Politica Hermetica, n° 11, 1997).
Il développe « dans divers ouvrages, dont certains été publiés en français, des idées étranges et bien peu en rapport avec son statut social. Sans approfondir, citons en quelques unes : Adolf Hitler ne serait pas mort mais se serait “occulté”, les soucoupes volantes seraient une arme secrète de nazis cachée et l’avenir serait à une nouvelle race d’hommes nommée la race “galactique” » (BOUCHET Christian, Occultisme, Pardès, 2000). De fait, l’« hitlérisme ésotérique » de Serrano « tire son inspiration imagée d’une tradition gnostique occidentale, tout en absorbant des concepts hindouistes issu du yogas et du tantrisme, considérés à leur tour comme partie intégrante de l’héritage aryano-nordique immémorial en Orient » (GOODRICK-CLARKE Nicholas, Politica Hermetica, art. cit.). Il reprend aussi à son compte certaines thèses postulant l’initiation de Hitler aux mystères de la race nordique au sein de la célèbre Société Thulé. Évidemment dans l’esprit de Serrano, cette société n’est pas un groupuscule politico-culturel d’extrême droite, raciste, nationaliste, anticommuniste et antisémite, aux thèmes occultistes, mais une société secrète néopaïenne aux pouvoirs étendus. Selon lui, la Société Thulé faisait revivre les idéaux des hyperboréens par le biais du mythe germanique. Il défendit aussi l’idée selon laquelle Hitler était un médium, capable d’entrer en contact avec des entités supranaturelles, tels que les « Supérieurs Inconnus » qui émaillent la littérature occultistes.
Continuant dans cette logique, Serrano, à l’instar du folkiste espagnol Ernesto Mila ou de l’ésotériste d’extrême droite Julius Evola, affirmait que la Schutzstaffel (SS) était un ordre quasi monastique et constituait une élite raciale, « une caste guerrière » dont les modèles constitutifs furent à la fois l’ordre des Chevaliers Teutoniques et celui du Temple. Serrano soutenait aussi que SS « n’ont pas eu assez de temps pour aboutir à quelque chose mais ils ont cependant de produire le surhomme, l’homme absolue, par la pratique de l’alchimie du sang ». Cette « alchimie du sang » renvoie en fait aux « expériences raciales » tentées par les SS au sein de l’Ahnenerbe Forschungs und Lehrgemeinschaft (génétique, raciologie, histoire raciale, etc.). Serrano assimile la raciologie de la SS à une volonté de recréer la race divine aryenne. Ces recherches justifient selon lui la cruauté et la violence de l’Ordre noir. En formulant de tels discours, Serrano ne fait que reprendre certaines thèses néo-nazies hétérodoxes25 qu’il maîtrise d’ailleurs très bien (voir MCKALE Donald, The Hitler Survival Myth. Updated edition, Cooper Square Publishers, 2001).
Non seulement, il sut utiliser ces discours mais il crut à l’authenticité du « nazisme ésotérique ». Ainsi, il se rendit d’ailleurs, accompagné d’amis, au château de Wewelsburg, haut lieu de l’ « occultisme nazi », pour y accomplir des rites « religieux ». Dans d’autres circonstances, Serrano organisa des cérémonies lors du décès de certains nazis comme Walter Rauff, la tête pensante de la mise en place des camions chambres à gaz lors de l’invasion de l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS) ainsi que des célébrations de la naissance du Führer.
Une raciologie gnostique
Serrano va reprendre un certain nombre de thèses racialistes hétérodoxes qui ont eu du succès dans les années soixante et soixante-dix, les mélanger aux thèses occultistes du XIXe siècle pour élaborer une raciologie et un antisémitisme gnostiques. Il va notamment s’inspirer des thèses du raciologue Jacques de Mahieu sur les origines vikings des grands royaumes de l’Amérique précolombienne (elles-mêmes issues de spéculations d’archéologues de l’institut de recherche de la SS) et des spéculations de Saint-loup et de Julius Evola sur l’aspect aristocratique de la SS. De ce dernier, il va aussi assimiler son antisémitisme métaphysique, en particulier son concept de « race de l’esprit ».
En effet, Serrano va formuler une forme d’antisémitisme gnostique : les Juifs sont, selon lui, une race lunaire hostile aux Hyperboréens solaires divins puis aux Aryens, disciples d’un mauvais Démiurge, assimilable à Jehovah ou Yahweh. Le mauvais Démiurge, seigneur de ce monde, a prévu que les êtres humains, à leur mort, doivent se réincarner encore et toujours. Or, les Hyperboréens, de nature divine, se sont opposés à cette réincarnation involontaire, qu’ils considéraient comme odieuse. Dans cette cosmologie, le Démiurge et ses alliés, les Juifs, tolèrent très mal l’action des Hyperboréens et vont être à l’origine de la « Grande conspiration » à laquelle Serrano se réfère constamment. Dans celle-ci, les Juifs sont derrière toutes les institutions de ce monde religieuses, politiques, ésotériques, etc. Ce conspirationnisme provenant de sa lecture des Protocoles, va aboutir chez Serrano à un négationnisme. En effet, ce dernier nie l’existence de la Shoah.
La raciologie de Serrano peut être résumée sommairement : les Aryens descendent d’entités arrivées sur Terre il y a des milliers d’années. Selon Serrano, les premiers habitants de l’Hyperborée venaient de l’extérieur de la galaxie, les Hyperboréens. D’essence divine, ils possédaient le pouvoir du Vril et celui du Troisième Œil et ne se reproduisaient pas sexuellement mais par une « émanation plasmique » de leur corps. Selon Joscelyn Godwin, « les Hyperboréens ne se situent aucunement dans l’univers physique mais dans un état parallèle qu’ils occupent tout en ayant une conscience terrestre, afin de mener leur combat dans les deux mondes à la fois, ou même plus ». Les Hyperboréens de Serrano peuvent donc être vus comme une version des Supérieurs Inconnus de la littérature occultiste de la fin du XIXe siècle. La terminologie de « Supérieurs Inconnus » provient à l’origine de la franc-maçonnerie. En 1751, le baron Charles-Gotthelf von Hund (1722-1776) fonde une nouvelle forme de maçonnerie : la Stricte Observance ou plus exactement l’Ordre supérieur des chevaliers du Temple sacré de Jérusalem. L’idée était que la franc-maçonnerie serait une perpétuation des Templiers dirigée par des « Supérieurs Inconnus » dont Hund était, selon ses dires, le seul mandataire, s’étant lui-même fait initier par un mystérieux chevalier au « plumet rouge », en 1747. Cette légende va connaître un succès considérable au cours des XIXe et XXe siècles. Récupérés par les antimaçons, les Supérieurs Inconnus vont devenir les vrais maîtres occultes de la franc-maçonnerie. Ils seront assimilés aux satanistes, aux juifs, aux maîtres de l’Himalaya de la Société théosophique, etc., devenant le symbole de la sphère dirigeante du complot mondial, selon la vulgate conspirationniste.
Par la suite, ils donnèrent naissance à une Hyperborée matérielle, située autour du cercle polaire. D’abord invisible, elle prit la forme d’un continent circulaire arctique. Selon Serrano, ce fut l’emplacement de l’Âge d’Or. C’est alors que les Hyperboréens s’occupèrent des « races inférieures » pour les aider à sortir de leur animalité. Ils entreprirent aussi de spiritualiser la Terre. La catastrophe vint du fait que les Hyperboréens mêlèrent leur sang aux races inférieures. Ce pêché racial se manifesta par la chute d’une comète ou d’une lune, sur la Terre, occasionnant le renversement des pôles et la disparition d’Hyperborée. Une partie d’entre eux repartirent vers les étoiles, d’autres s’enfoncèrent sous terre, la Terre étant creuse, et une dernière frange fonda une civilisation dans le désert de Gobi, en Mongolie, qui était alors une région fertile, la mythique Aggartha des occultistes occidentaux du début du XXe siècle.
Dans cette cosmologie, les Aryens sont les descendants directs de cette race divine, toutes les autres « races » étant le résultat de métissage, le métissage avec une « race inférieure » affaiblissant obligatoirement la « race supérieure ». En conséquence, seuls les Aryens possèdent une sorte de transcendance conservant la mémoire de l’ancienne race blanche divine hyperboréenne. A contrario, Serrano voit dans les Juifs à la fois une « anti-race » et des « robots génétiques » créés par le Démiurge afin de contaminer la Terre de leurs tares génétiques. Ce discours faisant des Juifs une anti-race vient de la raciologie völkisch nazie : selon celle-ci, la « race juive » formait à l’origine une race pure mais sa dispersion en a fait une race métisse, chargée de toutes les faiblesses génétiques, tares et défauts des autres races. Cette thèse a été formulée pour la première fois par un aryosophe autrichien Jörg Lanz von Liebenfels. En effet, celui-ci va développer une thèse, la théozoologie, qui est un dévoiement de la Bible au profit d’une vision obscène, raciste, darwiniste, manichéenne et gnostique. Cette doctrine se présentait comme un combat entre le bien et le mal, l’humanité et l’animalité, l’Aryen et le Sémite, issu d’union contraire entre des hommes et des animaux. Cette vision manichéenne et gnostique amena Liebenfels à considérer l’Aryen comme le garant de l’ordre du monde et de la connaissance et les autres races comme les agents du chaos.
À suivre : « Une hyperborée ésotérique »