Blog d'étude critique et académique du fait maçonnique, complémentaire de la revue du même nom. Envisage la Franc-Maçonnerie comme un univers culturel dont l’étude nécessite d’employer les outils des sciences humaines, de procéder à une nette séparation du réel et du légendaire et de procéder à la prise en compte de ce légendaire comme un fait social et historique.
Le blog « Fragments sur les temps présents » a publié cet article le 20 novembre 2013. Il est, ici, repris en 2 épisodes. Critica Ma>sonica a également déjà publié de Stéphane François : « Evola, l’antisémitisme et l’antimaçonnisme » (n°6, 2015).
Un ésotériste italien, Julius Evola, a forgé un concept raciologique fort intéressant pour l’histoire des idées et pour celui qui étudie les doctrines raciales, en particulier l’antisémitisme : la notion de « race de l’esprit ». Cette notion est importante car Evola a réussi à formuler une doctrine raciste psychologisante ne devant rien aux théories biologistes raciologiques des années 1860-1930. Il appliqua principalement son concept aux populations juives d’Europe.
Les relations entre le penseur traditionaliste et le judaïsme furent complexes. Cette complexité est liée à deux facteurs : premièrement, la conception que fait Evola de la notion de « tradition » ; deuxièmement, son interprétation du judaïsme. Cependant, ces deux facteurs sont eux-mêmes ordonnés à ses théories raciologiques.
Repères biographiques
Giulio (Julius) Evola était un aristocrate, un artiste dadaïste et un ésotériste d’extrême droite, né à Rome en 1898 et mort en 1974. Adepte d’un néopaganisme romain, il a construit sa pensée en réaction à l’aristocratie catholique dont il est issu, à la tradition chrétienne et au « monde moderne ». Politiquement, Evola se plaçait dans une optique antimoderne, aristocratique, inégalitaire et européiste : il était un réactionnaire radical. Sa critique intransigeante du monde moderne fut conçue après sa lecture des premiers livres de l’ésotériste réactionnaire français René Guénon. À l’instar de Guénon, Evola devint une figure importante du traditionalisme, c’est-à-dire d’un ésotérisme postulant l’existence d’une « tradition primordiale », de nature supra-humaine et transcendante.
Evola s’engagea, dans un premier temps, dans une voie artistique. Peu avant la guerre, il se lia avec les futuristes, en particulier avec Marinetti. Après la première guerre mondiale, il se rapprocha du dadaïsme. Ses peintures firent de lui l’un des premiers dadaïstes italiens. Il commença alors à élaborer sa pensée, fondée sur un supposé réveil de forces spirituellement aristocratiques, dirigées contre l’hégémonie bourgeoise et ses valeurs (le matérialisme et l’utilitarisme) qu’il condamna jusqu’à sa mort. Il fut profondément influencé par la critique nietzschéenne de la modernité. En ce sens, il s’inscrivit dans le courant pessimiste de la « Révolution conservatrice » allemande.
Evola connut, vers 1920-25, une crise intérieure provoquée par le matérialisme des activités humaines. Il ne retrouva le goût à la vie que grâce à la découverte de textes hindouistes et bouddhiques. Cette rupture psychologique fit qu’il se mit à s’intéresser aux questions ésotériques et occultistes. Fort logiquement, il se rapprocha des milieux ésotériques et francs-maçons italiens, avant de critiquer violemment la franc-maçonnerie comme agent de la contre-initiation moderne. Petit à petit, il se rapprocha aussi des milieux extrémistes de droite, assez présents dans la mouvance ésotérique italienne de son époque. Ses contacts avec des membres de la « Révolution conservatrice » allemande firent qu’il fut lu en Allemagne dans les années 1930.
La parution en 1934 de son livre Révolte contre le monde moderne lui ouvrit les portes de l’Allemagne nazie. Evola ne fut jamais national-socialiste même s’il collabora à des publications officielles nationales-socialistes. Il participa, pendant la guerre, à une revue européiste financée par les services de Joachim von Ribbentrop, La Jeune Europe, et entretint des contacts avec une certaine sphère dirigeante de la « Schutzstaffel » (SS). En fait, les relations entre Evola et le national-socialisme sont complexes et plutôt houleuses. Il critiqua les thèses de Rosenberg et le dévoiement nazi de la « Tradition nordique ». En outre, il perçut la « culture » nazie comme une manifestation de l’esprit petit-bourgeois conservateur qu’il haïssait. Ce mépris fut d’ailleurs réciproque : il était fiché par les SS en tant qu’aristocrate réactionnaire. Mais paradoxalement, il fut apprécié par Wiligut, le fameux supposé « Raspoutine » de Himmler, qui l’invita à faire des conférences dans les châteaux de l’ordre en 1938 et collabora avec l’« Ahnenerbe Forschungs und Lehrgemeinschaft » (« Société pour la recherche et l'enseignement sur l'héritage ancestral ». Toutefois, il se peut aussi qu’Evola fût un agent du « Sicherheitsdienst » (SD), le service de renseignement et de contre-espionnage de la SS. Quoiqu’il en soit, il travailla pour la SS à trois titres : 1/en tant que conférencier invité ; 2/en dépouillant, en liaison avec le SD et l’Ahnenerbe, des documents maçonniques à Vienne ; 3/en collaborant directement et pratiquement avec le SD. Il fréquenta des figures importantes des milieux völkischen qui rejoignirent le régime nazi, en particulier l’archéologue Hermann Wirth, le fondateur de l’Ahnenerbe, dont il diffusa les idées en Italie, et le raciologue nordiciste Hans F. K. Günther. Mais Evola s’aperçut rapidement que sa conception du paganisme était très différente de celles de Wirth et de Günther : le paganisme évolien était une métaphysique, au contraire des völkischen qui le concevaient comme un programme politique, raciste et nationaliste.
Evola resta aussi un marginal en Italie fasciste. Il n’accéda à une sorte de reconnaissance officielle de la part du régime qu’en 1941, peu de temps avant la crise de celui-ci, lorsque Mussolini approuva publiquement sa Synthèse de doctrine de la race, pour démarquer ce qui fait la romanité du racisme biologique nazi. Toujours en 1941, Evola soutint dans son manifeste racialiste Éléments pour une éducation raciale, l’origine « occidentale et nordico-occidentale » de la civilisation indo-européenne. Evola fut blessé à Vienne en 1945, à la toute fin de la guerre. Cette blessure le paralysa des membres inférieurs le forçant, lui le « guerrier », à se diriger vers la contemplation. Malgré cette paralysie, Julius Evola réarma moralement, dès la fin de la guerre, l’extrême droite italienne, avec notamment un ouvrage, Orientations, paru en 1950. Par la suite, il fournit des éléments doctrinaux à une partie de l’extrême droite européenne. Il fit ainsi partie du groupuscule Nation Europa qui édita une revue éponyme, de tendance nationale-européenne, qui était l’organe le plus représentatif du néofascisme européen. Nation Europa fut fondé par un ancien officier SS, Arthur Ehrhardt, auquel s’associèrent de nombreux ex-nazis qui cherchaient à réorganiser les activités nazies à travers l’Europe. Evola, ainsi que le nazi Hans Grimm et le fasciste Maurice Bardèche, firent partie des premiers collaborateurs de cette revue. Il fut même arrêté en 1951 pour avoir impulsé une organisation clandestine, les « Faisceaux d’action révolutionnaire ». Il publia après guerre deux ouvrages politiques importants : Les Hommes au milieu des ruines en 1953, et Chevaucher le tigre en 1961. Jusqu’à sa mort, il affina et radicalisa son discours.
Un réactionnaire radical
Malgré tout, comme le reconnaît Anthony James Gregor, il est impossible de considérer Evola comme un fasciste, ni même comme un néofasciste, même s’il eut le soutien de quelques-unes des personnalités les plus dures du régime mussolinien. Il doit plutôt être vu comme un réactionnaire radical. Ses modèles étaient davantage les anciens ordres de chevalerie, ainsi que les mouvements spiritualo-politiques, en particulier par la Légion de l’archange Saint Michel, plus connu sous le nom de la Garde de Fer. Evola vouait en effet une admiration sans faille au chef de la Garde de Fer roumaine, Corneliu Codreanu, qu’il avait rencontré à la fin des années 1930 via l’entregent de Mircea Eliade.
Après Guénon, Evola fut l’un des grands représentants de la « Tradition primordiale », de la « tradition » avec un « T » majuscule, c’est-à-dire au sens ésotérique du terme, théorisée par René Guénon au début du XIXe siècle. Cette « Tradition » a une origine anhistorique et non humaine. En effet, celle-ci est la conséquence d’une Révélation. Le traditionalisme radical d’Evola implique aussi une métaphysique de la politique, une métapolitique, fondée sur l’idée de décadence et conceptualisée après la lecture de La Crise du monde moderne de Guénon. Contrairement à Guénon qui fut successivement catholique et musulman, Evola ne se raccrocha pas à une tradition religieuse précise. Il est en quelque sorte un « traditionaliste sans tradition », adepte d’une forme d’anarchisme nihiliste. En effet, Evola, à la fin de sa vie, théorisait l’« homme différencié ». Or, cet « homme différencié » n’est pas seulement un homme qui peut ne pas croire, c’est aussi un homme qui ne veut pas croire. La radicalité antimoderne d’Evola apparaît pour la première fois dans son livre le plus important, traduit en français sous le titre Révolte contre le monde moderne. Evola y expose sa « métaphysique de l’histoire » fondée sur la critique et le refus du monde moderne occidental et sur le postulat de la nature décadente de la modernité.
Le décadentisme d’Evola était influencé par Arthur Joseph de Gobineau. À l’instar de Gobineau, Evola était nostalgique d’un âge d’or, définitivement perdu, de la race nordique. Toutefois, le système gobinien, s’il est un système décadentiste, est, contrairement au système évolien, dépourvu totalement de sotériologie : l’humanité est définitivement condamnée par le métissage. En effet, Gobineau voyait dans les peuples germaniques les ancêtres de la noblesse européenne dont il était issu. Une idée qui était assez partagée à l’époque, on doit bien le reconnaître. Cette thèse fut en effet élaborée au XVIIIe siècle pour légitimer les pouvoirs politiques de la noblesse face à l’absolutisme royal. Elle faisait des nobles les descendants des conquérants Francs. Elle établit aussi un lien entre hiérarchisation sociale et race. Au XXe siècle, cette idée fut notamment reprise par Evola, qui en fit l’une de ses références : comme le comte Gobineau, Evola était obsédé par les notions de décadence et de dégénérescence. Celles-ci structuraient sa pensée anti-darwinienne.
À suivre...