Blog d'étude critique et académique du fait maçonnique, complémentaire de la revue du même nom. Envisage la Franc-Maçonnerie comme un univers culturel dont l’étude nécessite d’employer les outils des sciences humaines, de procéder à une nette séparation du réel et du légendaire et de procéder à la prise en compte de ce légendaire comme un fait social et historique.
Le racisme selon Evola
Evola s'est intéressé aux « races » dès le début des années 1930, donc très largement avant la promulgation en Italie des lois raciales en 1938. L'auteur a cherché à en formuler une version « traditionnelle ». À l’instar de ce que proposait Guénon qui affirmait l’origine hyperboréenne de la « Tradition primordiale », Evola soutenait l’idée d’une origine polaire de la Tradition, mais dans une optique nettement raciologique et nordiciste. Il développa l’idée selon laquelle le foyer originel, la « contrée primordiale », depuis lequel a rayonné la « Tradition primordiale » se serait situé à proximité du pôle Nord, localisation comprise au sens géographique et symbolique. Cette « contrée primordiale », foyer de l’« initiation solaire », prenant selon les récits qui s’y rapportent le nom de Thulé, Hyperborée, Avalon ou Asgard. L’abandon de ces terres aurait entraîné une émigration (des Hyperboréens ou des Atlantes, les deux étant synonymes dans son esprit) dans la zone atlantique du Nord vers le Sud puis de l’Occident vers l’Orient.
Les présupposés racistes d’Evola sont liés à cette anthropologie raciale particulière, qui est à comprendre chez lui dans le sens de la qualité (à l’instar du langage courant qui dit d’une personne distinguée qu’elle est « racée »). En effet, selon Evola, la supériorité d’une élite ne peut être établie que sur des bases purement spirituelles même si c’est le sang qui transmet de tels caractères. Sa conception de la race est donc directement liée à son approche du concept de « tradition » : pour Evola toute l’histoire humaine depuis deux millénaires peut se lire comme un processus d’involution, qui obéit à la loi de « régression des castes ». Evola formula une doctrine traditionnelle de la race dans une acception antimatérialiste et centrée sur le concept de « race intérieure » (ou « race de l’esprit »). Se fondant sur des mythes indo-européens ainsi que sur les doctrines traditionnelles non chrétiennes, Evola affirma qu’à l’origine de toute différenciation ethnique se trouve une « race de l’esprit ». Celle-ci est d’abord intériorisée chez ceux qui y adhèrent sur le plan du caractère, ce qui donne une « race de l’âme », et qui s’incarne ensuite sur le plan physique dans une « race du corps ».
Pour élaborer cette raciologie si particulière, Evola s’inspira du raciologue allemand Ludwig Ferdinand Clauss, le « père » de la « psycho-anthropologie ». Selon Clauss, les corps, donc les traits raciaux, sont le mode et le terrain d’expression d’une réalité spirituelle/psychique. Ce sont l’esprit et l’âme qui donneraient forme au corps. Par conséquent, ils sont primordiaux. Clauss pouvait alors affirmer qu’une « race » qui nous est étrangère, différente, doit être évaluée, non pas au départ de son extériorité corporelle, de ses traits raciaux somatiques, mais de son intériorité psychique. C’est pour cette raison, et à des fins d’expériences, qu’il garda auprès de lui son assistante juive après l’avènement du régime national-socialiste, et non pour la sauver, comme il le dira par la suite.
Evola reprit et compléta cette approche : une théorie de la race digne de ce nom doit, selon lui, comprendre trois éléments : le corps, l’âme et l’esprit, un postulat venant des milieux occultistes de la fin du XIXe siècle. Selon ces doctrines, l’homme véritable concentre en soi trois niveaux : biologique, psychique, spirituel. L’esprit représente l’élément supra-rationnel, l’âme la force vitale, l’ensemble des passions, les facultés de perception, le subconscient rattachant l’esprit au corps ; et ce dernier au deux précédents, qui lui sont supérieurs. De plus, chez les ésotéristes traditionalistes, la topographie intérieure des hommes des diverses cultures sont superposables et sont subdivisées de manière identique selon un archétype permanent. Dans ce schéma l’homme tend à se diviser en un corps, une âme et un esprit. Mais surtout, tout ce qui est extérieur n’a de valeurs que seulement si cela renvoie à ce qui est intérieur. Chez Evola, la « race pure » n’est donc pas une réalité seulement biologique, elle renvoie à l’idée de transparence et harmonie parfaites entre le corps, l’âme et l’esprit, lorsque ce dernier a unifié et domine l’être humain.
Au niveau le plus bas de cette harmonie race/âme/esprit, c’est-à-dire au niveau de la race « biologique », Evola distinguait différentes grandes « races », blanche, noire, jaune, et au sein de ces « races » d’autres sous-ensembles, les « races » étant elles-mêmes subdivisées en sous-groupes raciaux. Pour cela, il était débiteur des études raciologiques de son époque, notamment de Hans F. K. Günther et Ludwig Ferdinand Clauss. Chez ce dernier, les races ne se caractérisent pas sur le plan psychologique par la possession de dons spécifiques à chacune d’entre elles mais plutôt par la diversité d’expression de traits comportementaux, par la manifestation de styles différents. Evola le reconnaissait lui-même : définir ces races spirituelles n’est pas aisé. La race spirituelle la plus pure serait présente dans la race solaire. Celle-ci serait caractérisée par un calme « olympien », un sentiment de « centralité », et de fermeté inébranlable. Ces caractéristiques s’atténueraient peu à peu dans les autres races pour disparaître complètement dans les races telluriques et aphrodisiennes, en dessous desquelles se trouveraient, dans la conception évolienne, les « races de nature », fermées à toute transcendance. Ces races de nature seraient caractérisées par l’irrationalité, l’élémentarité aveugle, une sensualité déréglée, le fatalisme, et la passivité de l’esprit… Dès lors, ces composantes « raciales » constituent pour Evola l’hérédité verticale de l’homme, qui tendrait à dominer en lui les deux autres courants d’hérédité, ceux de types horizontaux, le courant de l’âme et le courant du corps. De fait, esprit et corps sont indissolublement liés dans la vision évolienne de la race.
Enfin, il faut garder à l’esprit qu’Evola, en tant que théoricien de la « Tradition », refusait l’individualisme moderne, signe de déclin et de désintégration des sociétés organiques, fermées, qu’il chérissait. Pour les tenants de la tradition en effet, l’homme ne vaut que pris en tant que personne, en tant que porteur et détenteur de rapports organiques, qu’en tant que membre d’une communauté et qu’en tant qu’héritier d’une tradition. Le racisme, dans sa conception évolienne, se voulait donc anti-individualiste et antirationaliste. Il refusait aussi le naturalisme biologisant du racisme des années 1930. Cependant, lorsqu’on étudie en détail le discours raciste évolien, il faut relativiser de tels propos. En effet, si selon Evola, le racisme n’est pas réductible aux domaines culturels ou biologico-naturels, il le fit pourtant de façon détournée. D’un côté, Evola condamna toute conception scientiste du racisme, toute réduction « au fatalisme de l’hérédité ». Pour Evola, le racisme biologique n’était qu’un aspect particulièrement grossier du règne de la quantité. D’ailleurs, il considérait la pensée völkisch comme une « involution ». De l’autre, malgré ces affirmations, il n’en faisait pas moins preuve d’un racisme à toute épreuve vis-à-vis des populations noires, qu’il considérait comme inférieures en tout. Il était d’ailleurs favorable à l’apartheid. En ce sens, il se plaçait dans la continuité de la raciologie pseudo-scientifique classique de son époque. Il reprit aussi à son compte les analyses raciologiques de Hans F. K. Günther sur l’existence de six « sous-races » blanches. Il établissait ainsi une hiérarchisation au sein même de la « race aryenne » supérieure, qui fut le credo racial de l’idéologie nazie… Mais, se distinguant du racisme national-socialiste, Evola affirmait que toutes les composantes des « races de l’esprit » sont présentes, à des degrés divers, chez tous les peuples aryens. Selon lui, les éléments les plus « purs » racialement parlant sont présents chez des individus exceptionnels et non dans les élites ou dans une race en particulier. De plus, il affirmait que le métissage peut être bénéfique quand celui-ci se limite au cadre d’une même grande race.
Le rapport au judaïsme
Concernant précisément les rapports entre Evola et le judaïsme, on doit reconnaître qu’ils étaient très complexes. Evola, antisémite assumé, considère néanmoins que la tradition juive fait partie intégrante de la Tradition primordiale. Evola fit souvent référence dans ses écrits à des textes de l’Ancien testament ou de la Kabbale. Evola considérait que les Juifs ne forment pas une race biologique mais une « race spirituelle », forgée par une tradition religieuse, avec des reflets d’ordre psychologique, d’une tournure d’esprit. Il estimait effectivement que la judaïté se caractériserait par des facteurs psychologiques comme le mysticisme imprégnée de pathos, le messianisme, le sentiment de la « faute » et le besoin d’« expiation », l’humiliation de soi, l’intolérance religieuse, l’agitation fébrile et sombre…
Il voyait également dans les Juifs modernes, complètement sécularisés, un vecteur du matérialisme, de l’économisme et du rationalisme. Mais, contrairement aux autres penseurs racistes, il n’en fit pas la cause de la décadence moderne, même s’il reprit les conclusions du célèbre faux antisémite Les Protocoles des Sages de Sion, mais seulement l’un des facteurs, lui-même étant victime d’un vaste processus de dissolution, souvent inconscient, auquel participerait aussi la franc-maçonnerie.
Un exemple concret de ce « judaïsme de l’esprit » serait à chercher, selon Evola, dans les aspects anarchique, névrotique et activiste du romantisme moderne… En ce sens, le judaïsme moderne, l’esprit juif sécularisé et détaché de son ancienne tradition, une thématique très fréquente dans les milieux antisémites du début du XXe siècle, serait un instrument inconscient de diffusion de la modernité et par conséquent un vecteur de la décadence moderne. Concrètement, ce postulat s’est manifesté chez Evola par une forme d’antisémitisme conspirationniste. Pour asseoir cette théorie, Evola formula le concept de « complot inconscient ». Evola prônait donc plutôt une lutte contre l’esprit juif, plus que contre les Juifs eux-mêmes.
La production de ses textes antisémites correspond au moment où il intégra dans ses références doctrinales les thèses des auteurs catholiques intransigeants et conspirationnistes Emmanuel Malynski et Léon de Poncins. Evola se référait, plus précisément, à La Grande conspiration d’Emmanuel Malynski, dont Léon de Poncins cosigna une version abrégée sous le titre La Guerre occulte. Juifs et Francs-Maçons à la conquête du monde, qu’Evola traduisit en italien et préfaça en 1939. Il publia ainsi plusieurs articles sur ce sujet. Dans ceux-ci, il se penchait, outre la notion de « race spirituelle », sur le thème de la « guerre occulte », c’est-à-dire la guerre menée par les sociétés secrètes, notamment la franc-maçonnerie, et par les Juifs contre la « Tradition », et analysait l’action de ces dernières au prisme de la « contre-initiation » guénonienne. Ces articles étaient destinés à devenir un livre sur l’histoire des sociétés secrètes. Celui-ci ne vit jamais le jour, suite à la paralysie d’Evola, mais les articles furent réunis en livre en 1993.
Les thèses raciales évoliennes furent récupérées, réinterprétées et réutilisées par différents groupuscules extrémistes de droite à partir des années soixante-dix, depuis la Nouvelle Droite ethno-différentialiste et traditionaliste, jusqu'aux néonazis racialistes, disciples du différentialisme völkisch de Saint-Loup. De fait, les thèses évoliennes de la race sont stratégiques pour l’extrême droite : elles permettent de formuler un discours raciste et/ou racialiste qui échappe aux énoncés classiques de ce genre de formulation et qui déconcerte les observateurs et/ou les militants antifascistes/antiracistes.