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Blog d'étude critique et académique du fait maçonnique, complémentaire de la revue du même nom. Envisage la Franc-Maçonnerie comme un univers culturel dont l’étude nécessite d’employer les outils des sciences humaines, de procéder à une nette séparation du réel et du légendaire et de procéder à la prise en compte de ce légendaire comme un fait social et historique.

La mort annoncée des religions traditionnelles françaises. Temporalité et conséquences sociales (1/4)

Jean-Pierre Bacot

Nous voudrions revenir sur un sujet que nous avons déjà abordé à plusieurs reprises (dans Une Europe sans religion dans un monde religieux, Le Cerf, 2015 et sur le blog Critica Masonica), la mort annoncée du catholicisme français, phénomène que les statistiques les plus récentes ne font que confirmer à échéance d'une demi-génération et qui devrait toucher également  la partie mainstream du protestantisme et du judaïsme.

Mais nous tenterons aussi d'élargir notre réflexion aux conséquences à la fois philosophiques et sociales de cette réalité, proprement unique dans l'histoire de l'humanité (hors les lieux et périodes où les gouvernements staliniens ont interdit une pratique religieuse qui devait reprendre de plus belle à la chute de ces régimes). Ces conséquences sont principalement à attendre dans les strates hautes et moyennes de la société, sachant que devrait se maintenir parallèlement dans les couches populaires une croyance et une pratique religieuses marquées essentiellement par l'Islam, le protestantisme évangélique  le judaïsme sépharade et certaines formes de bouddhisme. Nous ne ferons évidemment pas l'impasse sur la manière dont les divers courants de la franc-maçonnerie pourront s'inscrire dans ce nouveau cadre.

 

La fin des clergés

Plus que toute autre religion, le catholicisme romain s'est construit avec un fort encadrement et autour d’une verticalité. Or les statistiques d'ordination des prêtres pour l'année 2016 confirment une descente aux enfers du clergé catholique français. Avec une centaine de nouveaux prêtres attendus pour cette année-là, dont 73 diocésains (séculiers, incardinés) et 27 religieux (réguliers, en congrégation), la nouvelle génération de serviteurs de l'Église sera encore plus faible que les précédentes années. En effet, on notait encore en 2014 l'arrivée de 140 séculiers et 82 réguliers et, en 2015, respectivement 120 et 68. Or le volume des décès et des démissions de ministres du culte, nonobstant quelques mises à l'écart pour affaire de pédophilie, frise le millier par an. Cela donne une idée du déficit qui se cumule jusqu'à la chute finale annoncée à qui veut bien l'entendre, pour bientôt. Les 14 300 prêtres, séculiers ou réguliers présents en France en 2016 (Il faut certes préciser que certains prêtres étrangers sont en mission en France et que par ailleurs des Français sont à l'étranger ), dont 10 000 environ sont âgés de plus de 65 ans, parmi lesquels 7 000 ont plus de 75 ans, devraient n'être guère plus de 11 000 en 2020. La notion de retraite, au sens social du terme, ayant pratiquement disparu de l'Église de France, certains curés officiant nolens volens au delà de 80 ans, l'effectif tombera très probablement autour de 7 000 prêtres en 2025, 3 000 en 2030, l'affaire étant entendue autour de 2035 avec un point théorique zéro et probablement avant si l'on tient compte non pas du nombre de prêtres vivants, mais de celui des actifs, fussent-ils très âgés.

Le secours que pourraient apporter au service des cultes et des rites de passage (baptême, mariage, décès) les diacres, sortes d'assistants dont une petite centaine est ordonnée chaque année en France, ne fera que reculer l'échéance. En effet, même si à partir de 2030 environ, le nombre de ces diacres pourrait être supérieur à celui des prêtres, soit autour de 3 200/3 300, avec peut-être quelques centaines de femmes, contre environ 3 000 prêtres, dont environ 2 000 incardinés et 1 000 religieux, ce sera trop peu pour assurer un minimum de maillage du territoire. L'affaire sera en particulier sensible pour l'organisation religieuse des obsèques, véritable pôle de résistance, pour des raisons à la fois métaphysiques et générationnelles. À supposer que ces diacres obtiennent, dans un tel contexte de rareté, une possibilité d'exercice de l'ensemble des sacrements catholiques, ce qui est peu probable et reviendrait de fait à dévaluer symboliquement la prêtrise, il y aurait donc environ 6 000 personnes à l'œuvre cléricale autour de 2030, dont une majorité sera très âgée, pour un nombre de paroisses certes réduit, mais qui ne peut descendre au dessous d'un stade critique, déjà atteint dans certaines régions.

Un peu plus tard, autour de 2035, il ne devrait plus se trouver en France, pour le personnel religieux masculin, que des diacres et quelques centaines de prêtres, avec disparition corrélative d'une partie des cardinaux, évêques et archevêques, dans la mesure où une armée, même mexicaine, ne peut fonctionner sans un minimum de troupes à diriger. À ce propos, les aumôniers catholiques, militaires ou autres, deviendront aussi une denrée rarissime.

 Signalons, sans nous lancer dans une lourde étude internationale, qu'en Suisse, le nombre de prêtres diocésains est passé  de 2877 en 1970 à 1441 en 2009. On doit être descendu aujourd'hui autour du millier. En Belgique, l'hémorragie est du même ordre et on en est à un effectif de 2 942 curés pour plus de 3 900 paroisses. En Allemagne, la chute  du clergé est plus lente. Il reste environ 13.000 prêtres, essentiellement concentrés dans les zônes à dominante catholique du sud et de l'ouest, avec une déperdition de 300 à 400 par année.

Quant aux religieuses françaises, leur nombre est en chute libre. Celles d'entre elles qui sont dites apostoliques, assurant souvent une fonction sociale (santé, enseignement) étaient au nombre de 48 410 en 2000, mais  étaient descendues à 28 670 en 2010. Leur effectif ne doit pas dépasser aujourd'hui les 22 000. La quasi extinction d'un ensemble d'institutions qui aura compté plus de 130 000 femmes autour de 1950 pourrait intervenir avant l'année 2030. Les religieuses moniales, installées dans des couvents, sont encore environ 3 000, souvent très âgées. L'éventuelle féminisation de la prêtrise qui pourrait concerner certaines d'entre elles, si elle devait intervenir un jour, arriverait trop tard pour sauver le navire en détresse.

Dernière catégorie, les moines qui ne sont pas prêtres, qui sont aujourd'hui de l'ordre d'un millier, sont souvent  eux aussi très âgés. La vente de leurs couvents, comme ceux des religieuses, parfois fort bien situés, qui s'effectue déjà le plus souvent au profit des collectivités locales, devrait s'accélérer dans les années qui viennent et accentuer un désert religieux peuplé de souvenirs fortement ancrés dans le territoire. Nombre d'abbayes sont déjà reconverties, quel que soit leur style, et le temps n'est par lointain où le couvent Sainte-Marie-de-la-Tourette, construit par Le Corbusier pour les Dominicains en 1959 à Éveux, classé au patrimoine de l'humanité par l’Organisation des Nations unies pour l'éducation, la science et la culture (UNESCO) en juillet 2016, deviendra le symbole de ce qu'aura été l'impossible modernité de l'Église catholique.


Le tournant des années 1970-1980

C'est au début des années 1980 qu'un désamour de la population française vis-à-vis de l'Église catholique s'est généralisé, amplifiant dans une sorte d'indifférence qui se poursuit aujourd'hui ce qui relevait auparavant davantage d'une opposition argumentée. L'écrivaine Annie Ernaux, dont la dimension sociologique de l'œuvre n'est plus à démontrer, a joliment pointé l'esprit de ce moment : « La religion catholique s'est effacée sans tapage du cadre de la vie. Les familles n'en transmettaient plus la connaissance ni l'usage. En dehors de quelques rites, on n'avait plus besoin d'elle comme signe de respectabilité. Comme si elle avait trop servi, usée par des milliards de prières, de messes et de processions pendant deux millénaires.  Le péché véniel et mortel, les commandements de Dieu et de l'Église, la grâce et les vertus théologales relevaient d'un vocabulaire inintelligible et d'un schéma de pensée révolu. La liberté sexuelle avait démodé la luxure, les histoires paillardes de bonnes sœurs et le curé de Camaret. L'Église ne terrorisait plus l'imaginaire des adolescents pubères, elle ne réglementait plus les échanges sexuels et le ventre des femmes était sorti de son emprise. En perdant son champ d'action principal, le sexe, elle avait tout perdu. Hors du cours de philo, l'idée de Dieu n'était ni franchement valable, ni sérieuse à débattre » (Les Années, Gallimard, 2008).

Cette manière de présenter la répression sexuelle comme constituant l'essentiel de la puissance d'imposition de la doctrine catholique n'est certes pas purement littéraire. Elle semble d'autant plus pertinente que l'on voit encore le Vatican tenir dans ce registre, contre vents et marées, des positions rétrogrades. Mais l'Église régnait aussi sur ses oyes à d'autres niveaux. Il faut insister en particulier sur le fait que cette influence, avant l'écroulement récent, a longtemps reposé sur la puissance intellectuelle de certaines congrégations, notamment celles des Jésuites (SJ, serviteurs de Jésus) et des Dominicains (OP, ordre des prêcheurs), par leur capacité de produire de la réflexion, de l'écriture et une activité d'édition au-delà de la théologie. Tout ce dispositif déterminait une influence sur les élites. Or chacun de ces deux groupes ne comptant plus à ce jour en France qu'à peine 400 membres, dont beaucoup sont très âgés, ils ne sont plus que l'ombre d'eux mêmes et leur rôle historique s'éteint sans bruit.

 

Les autres religions ne font pas mieux

Si nous nous attachons ici à la chute du catholicisme, c'est qu'il fut pendant près de deux millénaires la religion dominante dans l'Europe latine, et au-delà, en particulier en France (il le reste pour l'Amérique latine, une partie de l'Afrique etc.). Mais les autres confessions installées de très longue durée sur l'ancienne Gaule romaine sont également concernées. Le protestantisme libéral n'est pas quantitativement en grande forme, avec environ 400 pasteurs, dont un quart de femmes. Il est probable qu'à la même échéance de 2030-2035, la pastorale protestante aura passablement diminué. Les familles calviniste et luthérienne, cette dernière étant surtout présente en Alsace-Lorraine, se sont rassemblées en 2012 au sein d'une Église protestante unie de France, notamment pour gérer la pénurie de pasteurs.

Quant au courant juif libéral à dominante ashkénaze, Doris Bensimon et Sergio della Pergola notaient déjà il y a plus de trente ans qu'il était très largement noyé dans la République (La population juive de France, socio-démographie et identité, The Institute of Contemporary Jewry, The Hebrew University of Jerusalem, CNRS, 1984). Comme les protestants, il s'étiole par dilution, mais nous manquons cruellement de travaux statistiques, à moins qu’ils nous aient échappé. D’après l’Oratoire du Louvre, blog protestant, « 270 rabbins exercent en France pour une communauté juive de 600 000 fidèles, la première d’Europe. 150 rabbins relèvent du Consistoire central, structure centrale, officielle et représentative, les autres appartiennent pour l’essentiel au mouvement Loubavitch (le principal courant de la branche orthodoxe) et au mouvement libéral. Dans la branche consistoriale, les besoins de renouvellement sont couverts par les deux diplômés annuels de l’École rabbinique de France, de la rue Vauquelin à Paris où étudient douze rabbins. Beaucoup d’autres rabbins sont formés dans des écoles talmudiques, en France et à l’étranger, mais il faut passer par l’École rabbinique de Paris pour pouvoir exercer comme rabbin consistorial dans une communauté française. La branche Loubavitch revendique une cinquantaine d’élèves rabbins pour la France ».

La situation du judaïsme sépharade qui regroupe plus des deux tiers du judaïsme français est spécifique. Elle a connu un renouveau typiquement postcolonial avec les rapatriés du Maghreb après sa décolonisation, dont ils faisaient partie. Un demi-siècle plus tard, les anciens et les descendants de cette population se répartissent sur une bonne partie de l'échelle sociale et maintiennent une activité religieuse importante. Territorialement parlant, lorsqu'il y a formation d'un quasi ghetto, comme dans le XIXe arrondissement de Paris, il s'agit d'un mouvement volontaire et non pas d'une relégation. C’est parmi eux que se retrouve la grande majorité des candidats à l’alya, rejoignant Israël, une dizaine de milliers par an.

Le christianisme orthodoxe, alimenté par des diasporas slaves ou helléniques et quelques conversions possède également un caractère interclassiste à dominante ethnique. Mais  il est très minoritaire et quasiment invisible, nonobstant la très poutinienne cathédrale construite à Paris.

On estime également à quelque 450 000 les personnes se réclamant en France d’une appartenance bouddhiste, avec diverses tendances et l’on n’oubliera pas l’hindouisme dont l’une des manifestations les plus spectaculaire est la fête de la déesse Ganesh, très suivie par les adeptes, d'origine sri-lankaise ou indienne, à la fin août dans le Nord de la capitale.

 

Une nouveauté radicale dans l’histoire des sociétés humaines

Nous avons vu que la quasi disparition du clergé catholique français et de celui du protestantisme libéral, ceci dans moins de vingt ans, allait accentuer ce qui constitue déjà aujourd'hui, une difficulté et devenir une impossibilité croissante de procéder à certaines cérémonies ou à l'onction des rites de passage. Cela pourra créer une véritable douleur chez  ceux qui seront toujours croyants et qui, tout minoritaires qu'ils seront, plus encore qu'aujourd'hui seront probablement divisés idéologiquement. Ils deviendront, catholiques y compris, des sortes de protestants du désert, privés de clergé, devenus a-dogmatiques auto-organisés, vaille que vaille, avec quelques intégristes.

On nous permettra d'insister sur le fait qu'une telle situation de pénurie absolue du personnel religieux sur fond d'étiolement de la croyance constituera une nouveauté radicale dans l'histoire des sociétés humaines. En effet, jamais aucun pays, même ceux dans lesquels la religion fut ou est persécutée, n'aura connu un tel paysage religieusement dévasté. Cela ne devrait pas surprendre, tant la chute du clergé qui s'accompagne de celle des pratiques et des croyances que les études d'opinion ne cessent de corroborer, ne date pas d'hier, mais de plus d'un demi-siècle. Pour autant, on ne peut pas dire que les sciences humaines, y compris les secteurs spécialisés, ni la presse, ne se soient particulièrement attachés à ce thème. À ce faible relais d'un phénomène que nous considérons comme crucial, il convient de risquer quelques explications.

À suivre

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I
Certes, et c'est un bon argument pour expliquer à d'autres que se débarrasser de la religion ne fait de mal à personne...
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O
De nos jours on ne risque pas de passer au bûcher... On ne va pas s'en plaindre l'inconnu !
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I
Les chiffres sont effectivement implacables. D'ici la fin qu'on nous annonce plus prochaine qu'on aurait pu le croire, il va se trouver plein de beaux esprits pour nous expliquer que non, le catholicisme n'est pas mort en notre douce France, peut être surtout les bouffeurs de curé qui n'auront plus rien à se mettre sous la dent. espérons que le prochains articles nous disent ce qu'on .va devenir dans ce désert, ce que l'on va faire des églises vides etc.
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A
Cinq cent prêtres pour le territoire français, ça peut effectivement se considérer comme une dose homéopathique, à des traces, si on préfère
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?
Je n'avais pas compris l'allusion, merci !
?
à ce degré d'homéopathie ?
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