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Blog d'étude critique et académique du fait maçonnique, complémentaire de la revue du même nom. Envisage la Franc-Maçonnerie comme un univers culturel dont l’étude nécessite d’employer les outils des sciences humaines, de procéder à une nette séparation du réel et du légendaire et de procéder à la prise en compte de ce légendaire comme un fait social et historique.

Pourquoi cette distance entre ce qu’on pense et ce qu’on fait ? (3/4)

Julien Vercel

Dans Voulons-nous vraiment l’égalité ? (Albin Michel, 2015), Patrick Savidan formule un paradoxe, le paradoxe entre nos discours et nos actions qu’il énonce selon les termes suivants : nous connaissons les inégalités et nous les connaissons même aujourd’hui de mieux en mieux. Nous sommes quasiment unanimes à aspirer à une société plus égalitaire. Pourtant, par nos comportements, nous creusons les inégalités. Après avoir examiné les premier et second termes de ce paradoxe, l’examen du troisième -nos comportements creusent les inégalités- est le plus discuté.

Les causes du paradoxe décrit par Patrick Savidan relèvent de comportements individuels, de comportements familiaux, voire sont le résultat d’une société et d’un système. En ce qui concerne le niveau individuel, nous avons déjà examiné comment le discours de la méritocratie pouvait nous rendre indifférents à certaines inégalités. D’autres discours entretiennent l’idée de notre résignation et de notre impuissance.

 

La résignation et l’impuissance

Côté résignation, il faut s’intéresser aux discours des Églises. En effet, le christianisme a certes pensé l’égalité des hommes, mais il s’agit d’une égalité métaphysique : tous fils de Dieu et tous égaux face à la mort. Cette égalité n’a toutefois pas été transposée dans la société et les Églises ont plutôt justifié les inégalités de droit et de condition, allant même jusqu’à sacraliser les hiérarchies.

C’est ainsi que Luther a approuvé la répression des compagnons de Jean de Leyde et de Thomas Münzer lors de la révolte des paysans du Saint-Empire réclamant l’égalité terrestre inspirée de l’égalité céleste et l'abolition de la propriété privée, au début du XVIe siècle.

Plus près de nous, le pape Pie X dans l’encyclique du 18 décembre 1903 expliquait que « La société humaine, telle que Dieu l’a établie, est composée d’éléments inégaux, de même que sont inégaux les membres du corps humain ; les rendre tous égaux est impossible et serait la destruction de la société elle-même. L’égalité des divers membres de la société consiste uniquement en ce que tous les hommes tirent leur origine de Dieu leur Créateur, qu’ils ont été rachetés par Jésus-Christ et qu’ils doivent, d’après la mesure exacte de leurs mérites et de leurs démérites, être jugés, récompensés ou punis par Dieu. En conséquence, il est conforme à l’ordre établi par Dieu qu’il y ait dans la société humaine des princes et des sujets, des patrons et des prolétaires, des riches et des pauvres, des savants et des ignorants, des nobles et des plébéiens, qui, tous unis par un lien d’amour, doivent s’aider réciproquement à atteindre leur fin dernière dans le ciel, et, sur la terre, leur bien-être matériel et moral ».

Encore plus proche de nous, Jean-Paul II a condamné la théologie de la libération en rappelant au clergé : « Vous êtes des guides spirituels, pas des dirigeants sociaux ni des cadres politiques ou des fonctionnaires d'un ordre séculier ». Quant à la Congrégation pour la doctrine de la foi, elle publia en 1984 une « Instruction sur quelques aspects de la théologie de la libération » qui dénonce la priorité de ceux qui « sont tentés devant l'urgence du partage du pain, de mettre entre parenthèses et de remettre à demain l'évangélisation ».

Après la résignation, le discours de l’impuissance relève plus d’une posture esthétique. Franck Lepage (« Inculture(s) », 1- « L’éducation populaire, monsieur, ils n’en ont pas voulu » ou une autre histoire de la culture, 25 octobre 2006, représentation à Bruxelles) se moque de cette posture en remarquant que« L’État subventionne beaucoup-beaucoup-beaucoup cette forme de théâtre qui consiste à nous dire que l’homme est un petit insecte exécrable et ridicule. Et que ‘C’est pas la peine, il faut arrêter de donner des messages, de faire de la politique, de se syndiquer, de vouloir changer le monde : tout cela est ridicule. L’homme c’est rien, c’est tout petit, impuissant…’ Et je vous dirai ça. Pendant sept-huit heures, je vous dirai mon impuissance. Je vous dirai que je n’ai rien à vous dire en fait. Pendant huit heures ».

Résignés et impuissants que nous sommes, à quoi bon lutter contre les inégalités en effet, et ce d’autant plus que nous faisons preuve de ce que Patrick Savidan appelle la « faiblesse de la volonté » ? En d’autres termes, nous agissons librement et consciemment contre ce que nous estimons être notre meilleur jugement. Car, contre les inégalités, si l’information est une arme, il faut aussi admettre que la connaissance n’engendre pas forcément l’action, il ne suffit pas de vouloir savoir, il faut « vouloir faire quelque chose de ce que nous savons déjà » !

 

Des couples finalement toujours inégalitaires

Jean-Claude Kaufmann (La Trame conjugale. Analyse du couple par son linge, Nathan, 1992) décrit très précisément cette faiblesse de la volonté dans le couple lorsqu’il constate que les couples recomposent l’inégalité, même quand ils ne la veulent pas. Pour résumer, il explique qu’avant il y avait des rôles –celui de la femme au foyer et celui du mari au travail- et ces rôles aboutissaient à des habitudes. Aujourd’hui, ce sont les habitudes qui aboutissent à des rôles, mais, pourtant, le résultat va dans le même sens : la femme se retrouve quasiment immanquablement chargée du linge et des autres tâches ménagères.

Les observations et enquêtes de Jean-Claude Kaufmann mènent à la conclusion suivante : l’histoire du couple est celle d’une longue dégradation de l’idéal égalitaire. Au début de la vie commune, marquée par l’improvisation et la légèreté, l’homme va passer le petit coup de balai, mais il va le faire en arrondissant les coins et sans aller tout en dessous des meubles, autrement dit il ne va pas « bien » le faire, ce qui va agacer la femme. La femme serait agacée à cause de tout ce capital dormant domestique qu’elle a acquis dans l’enfance. Donc agacée, la femme reprend le balai et lorsqu’un premier enfant arrive, le mouvement s’accentue. Le « à chacun son tour » des premiers mois devient vite la spécialisation. Et au jeu de la spécialisation, la femme est piégée, car, en général, elle est plus compétente dans la plupart des domaines ménagers (encore à cause de son capital dormant qui, alors se réveille) ! Bientôt il est difficile de discerner si c’est la faible disponibilité du mari qui implique sa faible participation ou si c’est la forte injonction de la femme qui incite à sa forte participation. La faiblesse de la volonté des uns et des autres les empêche de réduire les inégalités : l’homme aurait dû mener une guerre contre lui-même pour qu’il fasse les choses et la femme aurait dû mener une guerre contre elle-même pour qu’elle accepte que les choses ne soient pas faites à sa manière.

La faiblesse de la volonté peut aussi s’expliquer par le conflit entre deux motifs, l’un fort qui serait de réduire les inégalités et l’autre plus faible qui serait de bénéficier du système inégalitaire. Mais le second prendrait le pas sur le premier par stratégie. D’autant plus si l’on cède à « la forte tendance qui peut être la nôtre de présupposer que les actions qui produisent un mal (ici, une injustice sociale) ont toujours été engagées intentionnellement à cette fin ». En économie, cela s’appelle les « externalités négatives », dans le langage courant cela s'interprète comme : « C’est la faute aux autres ! ». Résultat : nous serions moins solidaires parce que nous supposerions les autres plus égoïstes.

À ce propos, deux chercheurs français en psychologie sociale, Christian Guimelli et Jean-Claude Deschamps ont réalisé une intéressante expérience en 2000. Ils ont demandé à un groupe d’étudiants d’écrire cinq mots ou expressions liés aux gitans, soit en répondant en leur nom propre, soit en répondant  comme ils pensent que feraient les Français en général. Résultat : en leur nom propre : 26% des réponses associent le mot « vol » à «gitans », mais ces réponses montent à 63% quand il s’agit de dire ce que pensent les Français en général ! Cette expérience mène à deux conclusions. Premièrement, on a toujours une piètre opinion des autres. Pour le paradoxe qui nous intéresse ici, on serait bien dans « C’est la faute aux autres ! », forcément moins vertueux que soi-même. Mais une seconde conclusion s’impose : quand on pense avoir une opinion contre-normative, politiquement non correcte –comme, par exemple, le fait de penser que les gitans sont des voleurs ou, pour ce qui nous intéresse, le fait d’accepter les inégalités-, on la cache et on ment. Il faut qu’il existe un discours normatif –comme le discours dominant contre les inégalités- porté par des forces, dont la légitimité et le pouvoir sont difficiles à contester, pour aboutir à cette dissimulation ou à cette « zone muette » qui déjoue tout à la fois les sondeurs et pourrait éclairer le paradoxe de Patrick Savidan. L’idée de « zone muette » pourrait d’ailleurs aussi expliquer les surprises du vote en faveur du « Brexit » en Grande-Bretagne ou de Donald Trump aux États-Unis. Elle suppose alors de reconnaître notre côté obscur ou en tout cas une part échappant à la raison dans nos comportements.

En ce sens, les inégalités perdureraient parce que nous le voulons bien. C’est ce que le sociologue François Dubet appelle La Préférence pour l’inégalité (Seuil, 2014) : le désir d’égalité ne serait pas unanime, contrairement à ce qu’affirme Patrick Savidan, et serait même sur le déclin. Nos sociétés auraient choisi l’inégalité de revenus avec les salaires extravagants des grands patrons ainsi que la culpabilisation des populations pauvres montrées du doigt comme « assistées » et le  désir de rester entre soi avec le développement de la ségrégation spatiale !

En 1943, dans le film Le Corbeau, Henri-Georges Clouzot mettait en scène une discussion entre deux médecins: le docteur Vorzet,  interprété par Pierre Larquey  se moque du docteur Germain, interprété par Pierre Fresnay. « Vous êtes formidable, dit-il, vous croyez que les gens sont tout bons ou tout mauvais, vous croyez que le bien, c’est la lumière et que l’ombre, c’est le mal ». Il pousse alors une ampoule pendant à un fil et la fait se balancer provoquant un jeu mouvant d’ombres et de lumières puis continue : « Mais où est l’ombre, où est la lumière ? Où est la frontière du mal ? Savez-vous si vous êtes du bon ou du mauvais côté ? ». Devant le scepticisme du docteur Germain, le docteur Vorzey l’invite à arrêter la course de l’ampoule. Le docteur Germain saisit donc l’ampoule, mais doit vite retirer ses doigts à cause de la chaleur et le docteur Vorzey de conclure : «Vous vous êtes brûlé, vous voyez l’expérience est concluante... ».

Ce petit jeu sur les ombres et les lumières laisse penser que tous nos actes ne relèveraient pas que de la raison, qu’il existe une part de déraison. La philosophe Céline Spector dans son récent Éloge de l’injustice (Seuil, 2016) démontre que l’homme ne serait pas toujours guidé par la raison instrumentale, celle qui nous fait calculer les bénéfices et les coûts et agir en conséquence. Selon elle, nous ne devrions plus penser qu’être juste relève de quelque chose de rationnel, que la fraude ne serait qu’une erreur de calcul ou d’optimisation. Or nous avons tendance à tout analyser selon le mode rationnel, même le « passager clandestin » : celui qui profite du système sans y contribuer est une figure apprivoisée. Parce qu’après tout, le passager clandestin veut avant tout optimiser ses gains ! Il ne remet pas en cause le système de pensée rationnel entre bénéfices et coûts, il le perturbe seulement. Or certains actes sont irréductibles aux intérêts et le mal n’est pas toujours le résultat d’un calcul, il peut aussi s’expliquer par un tissu de croyances et de passions, comme, par exemple, quand nous préférons laisser filer les inégalités. La raison est donc parfois contredite par l’idéologie et la religion, c’est-à-dire par un « système » extérieur.

À suivre

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