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Blog d'étude critique et académique du fait maçonnique, complémentaire de la revue du même nom. Envisage la Franc-Maçonnerie comme un univers culturel dont l’étude nécessite d’employer les outils des sciences humaines, de procéder à une nette séparation du réel et du légendaire et de procéder à la prise en compte de ce légendaire comme un fait social et historique.

Pourquoi cette distance entre ce qu’on pense et ce qu’on fait ? (4/4)

Julien Vercel

Dans Voulons-nous vraiment l’égalité ? (Albin Michel, 2015), Patrick Savidan formule un paradoxe entre nos discours et nos actions qu’il énonce selon les termes suivants : nous connaissons les inégalités et nous les connaissons même aujourd’hui de mieux en mieux. Nous sommes quasiment unanimes à aspirer à une société plus égalitaire. Pourtant, par nos comportements, nous creusons les inégalités. Après avoir examiné les premier et deuxième termes de ce paradoxe, l’examen du troisième - nos comportements creusent les inégalités - est le plus discuté, car, au-delà des causes personnelles, d’autres causes plus sociales et collectives existent.

Il existe des causes de creusement des inégalités qui échappent en grande partie à nos choix individuels et ce qui relève donc de ce qu’on peut appeler de façon générique, le « système ».

Ainsi, certaines évolutions sociales creusent les inégalités quasi mécaniquement. Par exemple, pour l’école, les effets de la massification de l’accès à l’enseignement ont encore réduit les voies d’accès aux filières d’excellence des élèves de milieux modestes. Jacques Attali, dans un rapport sur l’enseignement supérieur de 1998 concluait : « Un enfant scolarisé en primaire dans une banlieue défavorisée n’a pratiquement plus aucune chance d’accéder à une très grande école ». Il se fondait sur le rôle joué par la seule évolution des effectifs : entre 1900 et 1998, le nombre d’étudiants dans le supérieur toutes filières confondues est passé de 30 000 à 2,1 millions, soit une multiplication par 70. Mais celui des écoles d’ingénieurs n’a été multiplié que par 15. Il n'est donc pas étonnant dans ce cas que la sélection à l’entrée desdites écoles ait été renforcée !

 

L’évolution du capitalisme vers plus d’inégalités

Mais la principale cause liée au système relève de l’évolution du capitalisme. Il ne s’agit pas d’une « crise » comme il est d’usage parce que le terme est impropre et abstrait. Mais surtout parce que les inégalités peuvent se creuser en période de croissance. Par exemple quand les taux d’emplois augmentent mais que ces emplois sont temporaires et mal rémunérés. Par exemple quand les développements technologiques nécessitent des emplois qualifiés mieux rémunérés, mais laissent de côté les non-diplômés. Par exemple enfin quand des vagues politiques antifiscales affaiblissent les mécanismes de redistribution. Donc au lieu de crise, il vaut mieux parler d’évolution du capitalisme. Qu’en est-il de cette évolution ?

D’un côté, l’économie a été complètement restructurée, avec le déclin des grandes industries fortement syndicalisées et le développement du secteur tertiaire, qui l’est beaucoup moins. De l’autre côté, comme le démontre Thomas Piketty, non seulement le capitalisme ne se régule pas tout seul -ce que nous savions déjà-, mais encore il existe des forces de divergences puissantes qui poussent le patrimoine à se concentrer. En effet, le taux de rendement que se procurent les propriétaires du capital, les actionnaires et les propriétaires, étant durablement plus élevé que le taux de croissance de l'économie, les revenus du capital augmentent plus vite que les revenus du travail. La richesse se concentre donc entre les mains des seuls détenteurs du capital quand, de leur côté, les salariés ne peuvent jamais accumuler de richesse significative. À terme réapparaissent des rentiers qui ne vivent que du revenu de leur capital sans jamais avoir travaillé.

Remarquons, au passage, que Thomas Piketty établit ainsi une critique du capitalisme sans marxisme, mais avec la résurgence de ce qui ressemble fort à des oppositions de classes. Comme il le constate : « On assiste aujourd’hui à une vraie régression. Les privilèges de naissance et le patrimoine viennent concurrencer le capital humain, le mérite. C’est un type d’inégalité violent, que l’on croyait avoir dépassé. Je pense possible un retour des structures de classes plus proches du XIXe siècle que de celles des Trente Glorieuses ».

Notons qu’en 1930, Pierre Mendès-France avait déjà mis en garde contre la finance internationale dans un essai intitulé La Banque internationale. Alors que venait d’être créé la Banque des règlements internationaux pour gérer le problème des réparations dues par l’Allemagne, il s’inquiétait des pouvoirs confiés à cette banque qui pouvait, par la distribution sélective de crédits, orienter les politiques des États. Il écrivait ainsi : « On bâtit l’Internationale de la finance avant l’Internationale du travail, de la production d’intérêt général, de la paix, le danger est que celle-ci ne se fasse que sous le contrôle et à la discrétion de l’argent-roi »

Un rappel de cette mise en garde a été faite aux cinéphiles en 1977. C’est cette année-là que Georges Lautner réalisait Mort d’un pourri où l’inquiétant Tomski interprété par Klaus Kinski, garant d’intérêts économiques sans visage au sein d’affaires de corruptions politiques, avait cette phrase prophétique et, du coup, très mendésienne: « En attendant qu’ils installent l’internationale des prolos, on a mis en place l’internationale du pognon ». Désormais, « l’Internationale du pognon », comme dit Tomski, offre des positions sûres.

 

La reconstitution des aristocraties

La conséquence en est la reconstitution des aristocraties. Les sociologues se sont évertué à dresser le portrait de ces nouvelles élites qui s’écartent et se protègent des autres classes de la société : on peut citer les travaux de Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon sur la France des riches décrites à travers ses pratiques, sa ségrégation sociale et tous ses privilèges. De son côté Hugues Lagrange nomme l’évitement de tout contact des classes supérieures avec les classes populaires, en utilisant l’expression de « sécession sans guerre ».

Le phénomène de protection de ces nouvelles aristocraties touche aussi l’entreprise : le capital a été internationalisé et le siège délocalisé, si bien que les centres de décisions stratégiques sont maintenant très éloignés des salariés et le management de proximité est réduit à n’être qu’une courroie de transmission d’ordres venus d’ailleurs, d’être une machine à « reporting », à tableaux de suivis et à flicage des salariés !

« Les fils et filles de » pullulent dans l’industrie, mais aussi en politique comme dans les médias et le showbiz. Les dynasties ne se sont jamais aussi bien portées que dans la France d’aujourd’hui. L’argent, la célébrité et même le talent se transmettent plus que jamais par le sang !

Et comme la mise en concurrence touche désormais de plus en plus d’aspects de notre vie, là aussi, elle ne profite qu’à ceux qui occupent des positions fortes. En mars 2002, dans Mon projet pour la France, Lionel Jospin avait pourtant esquissé les limites qu’il fallait imposer : « Je dis oui à l'économie de marché, je refuse la société de marché ». Mais huit ans plus tôt, en 1994, Michel Houellebecq décrivait déjà ce que pouvait être l’Extension du domaine de la lutte (éditions Maurice Nadeau) aux relations amoureuses et sexuelles : « Tout comme le libéralisme économique sans frein, et pour des raisons analogues, le libéralisme sexuel produit des phénomènes de paupérisation absolu ».

Devant un tel tableau, on pourrait s’attendre à des révoltes –certes, il y en a- et même à une révolution –ça, on l’attend encore. Car c’est là qu’intervient l’explication de Patrick Savidan : le creusement des inégalités ne mène pas à une lutte des classes ouvertes, mais mène au repli sur des solidarités de proximité qui creusent ainsi un peu plus les inégalités.

 

Solidarités chaudes contre solidarités froides

Par la quête de sécurité que nous envions aux aristocraties, nous contribuons à faire advenir et à consolider « la tendance oligarchique » contemporaine de notre société et, donc, à encore creuser les inégalités. Le raisonnement suivi par Patrick Savidan est le suivant : dans notre société, sous nos yeux, seules les aristocraties disposent de positions avantageuses et ont les moyens de les conserver. C’est le seul modèle disponible puisqu’il n’y a plus de représentation d’un progrès collectif.

De plus nous avons perdu confiance dans la capacité de l’État à nous arracher à nos conditions et origines sociales. Comme Patrick Savidan, le rapport de France Stratégie, « Lignes de faille. Une société à réunifier », explique que si les Français anticipent « un avenir plus noir encore », c’est qu’ils ont perdu confiance dans les institutions collectives : elles n’assurent plus la cohésion et ne garantissent plus l’équité entre citoyens et il conclut : « Le doute qu’expriment les Français sur nos capacités collectives renvoie largement à un doute sur nos institutions ». La société française est pessimiste collectivement et optimiste individuellement parce qu’elle se réapproprie individuellement la question de la solidarité face à un État impuissant à résoudre les problèmes. Les efforts de solidarité sont donc réorientés vers des horizons plus limités. La solidarité « froide » devient plus rare et la solidarité « chaude » se développe.

Enfin, comme on présuppose que tout le monde fait pareil, on enclenche le cercle vicieux de la tentation oligarchique.Tout le monde cherche, comme tout bon aristocrate, à externaliser l’arbitraire et l’incertitude pour ne pas être dominé ! Quand les inégalités augmentent, riches et pauvres deviennent plus conservateurs ! Car ce que nous envions aux privilégiés, c’est le « dernier privilège », cette capacité « de se soustraire à l’arbitraire, à l’incertitude, au risque négatif ». Eux, ils ont « la certitude, la maîtrise des risques, le sentiment d’avoir non seulement un mode vie source de satisfactions, mais un mode vie protégé au mieux de l’arbitraire, de l’incertitude », autrement dit : « la sûreté » ou la sécurisation de leur position. Il n’est donc pas immoral de vouloir se protéger et protéger ses proches en favorisant des formes de solidarité « chaude », fondées sur des liens affectifs et de proximité, au détriment des modes de la solidarité impersonnelle et publique « froide ».

Cependant, s’il n’y a pas immoralité, ce n’est pas pour autant ce que l’on pourrait appeler « mener une bonne vie » puisqu’il y a bien creusement des inégalités. En effet celles et ceux qui ne peuvent pas compenser l’affaiblissement de la solidarité publique « froide » par les formes de solidarité « chaude », voient leur situation encore plus fragilisée.

Judith Butler dans son dernier ouvrage Rassemblement (Fayard, 2016), tout en se montrant parfaitement lucide sur ce qui relève du système néolibéral et concurrentiel dans lequel nous vivons, s’interroge sur ce qui relève de nos choix et de nos comportements : « Nous savons que des personnes ne menant pas une vie bonne peuvent fort bien parvenir au bien-être économique et à la sécurité. Cela est tout à fait clair quand ceux qui prétendent vivre une vie bonne le font en profitant du travail des autres ou en s’appuyant sur un système économique qui installe ou maintient des formes d’inégalités ».

Plutôt que de céder à cette pensée néo-libérale qui fait de l’autosuffisance un idéal moral, ne croit qu’à la concurrence et restreint la responsabilité de chaque individu à sa propre personne, il vaudrait mieux essayer de conjuguer l’émancipation et la coopération. Pour cela, il faut d’abord renverser le sens de la dépendance. Pour les néo-libéraux, au nom d’une survalorisation de l’autonomie individuelle, le fait de dépendre les uns des autres est toujours disqualifiée, car pour eux, la dépendance est perçue comme un manque, justifiant ainsi le repli, l’entre soi et la pente oligarchique pour ériger toujours plus de murs et de protections. Alors que la dépendance pourrait être perçue, non comme un manque, mais comme un lien entre êtres humains essayant d’incarner l’idéal d’égalité. Maçonnique, non ?

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