Blog d'étude critique et académique du fait maçonnique, complémentaire de la revue du même nom. Envisage la Franc-Maçonnerie comme un univers culturel dont l’étude nécessite d’employer les outils des sciences humaines, de procéder à une nette séparation du réel et du légendaire et de procéder à la prise en compte de ce légendaire comme un fait social et historique.
Jean-Pierre Bacot
L’idée est simple, mais elle est à la fois nouvelle et originale dans sa formulation. Il faut cesser de penser que le double mouvement qui porte à la mondialisation et aux replis identitaires relèverait d’une contradiction. Il convient, au contraire, de le considérer comme formant les deux aspects d’une même réalité qui se décline internationalement et que Jean-François Bayart appelle L’Impasse nationale libérale, sous titrée globalisation et repli identitaire (La Découverte, 2016).
En se basant sur de nombreux exemples de pensées, de récits, mais aussi de pratiques gouvernementales françaises, russes turques ou persanes, Jean-François Bayart montre ce qui est aujourd’hui à l’œuvre pour une partie des droites, mais également des gauches. Il s’agit à la fois d’une inscription des élites dans la mondialisation économique et d’un repli des populismes autour d’une « religion nationale ». Cette double emprise est totale ou presque dans le cas d’un pouvoir autoritaire, ou partielle dans celui des démocraties.
L’auteur balaye l’histoire récente des rapports de l’occident avec le monde arabo-berbère, la Russie, la Turquie ou l’Iran, pour montrer comment se sont établies à leur égard une certaine condescendance et une morgue d’essence postcoloniale. Si elles n’expliquent pas l’ensemble des raidissements et ne déresponsabilisent pas les dirigeants, ces attitudes ont en fait écarté toute possibilité d’inscription de ces ères culturelles, mais surtout politiques, dans un univers partagé. Ce que Bayartl définit comme des vengeances d’Empire, le plus souvent sanglantes, lui permet de soutenir la primauté du politique et le caractère instrumentalisé des religions qui ne sont pas, quoi qu’on en pense le plus souvent, des blocs idéologiques, voire civilisationnels surdéterminants. C’est bien essentiellement une géopolitique qui est actuellement à l’œuvre pour les Persans, les Russes, les Turcs et même les tenants d’un nouveau Califat sunnite. L’attitude le plus souvent inégale tenue par les occidentaux dans le conflit israélo-palestinien aura entretenu un sentiment de duplicité et une crise de confiance.
Reprenant les analyses lumineuses d’Anne-Marie Thiesse (La création des identités nationales, Europe, XVIIIème-XIXème siècles, Seuil, 2001) qu’il cite et de Benedict Anderson, qu’il ne cite pas (L’imaginaire national, réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme, 1991, traduction française, La Découverte, 2006), Jean-François Bayart termine son ouvrage avec l’exemple de la Grèce en étudiant à la fois ce que le pays a dû historiquement subir et ce qu’il a fabriqué comme imaginaire néo-hellénique consolateur.
Très actif dans le débat intellectuel public, l’auteur critique sur son blog, dans la logique des propos de son livre, ce qui s’est produit en France récemment: « Au fil d’un débat public de plus en plus délétère, l’idée laïque, constitutive de la loi de 1905 actant la séparation des cultes et de l’État et la neutralité de celui-ci en matière religieuse, s’est transformée en idéologie laïciste et en religion nationale, mettant l’islam sous contrôle politique sur un mode para concordataire et subalterne. La République en revient à une définition ethno confessionnelle de la citoyenneté. Elle promeut une laïcité dont les racines ‘judéo-chrétiennes’ sont exaltées, au mépris de quelques évidences historiques ». La Laïcité aura donc été détournée, y compris et surtout par celles et ceux qui ne l’endossent que depuis peu comme une forme locale de « bêtise identitaire ».
On ne pourra pas traiter l’auteur d’islamo-gauchiste, dans la mesure où cette attitude est également identitaire. Particulièrement pertinente dans ans la période que nous traversons, sa critique des politiques néo-libérales habillées d’une volonté de « réforme » rassemble les dimensions nationale et internationale où elle s'exerce. La mondialisation et le nationalisme constituent en effet deux mouvements contraires, deux aspects d’un mouvement qui date a minima du XIXème siècle et qui est cependant par trop ignoré. « L’Europe s’apprête à entrer dans une tourmente qu’une fois de plus elle a largement contribué à provoquer. La seule manière, pour elle, de déjouer le piège serait de s’émanciper de l’aporie nationale-libérale et de ses obsessions identitaires, ce dont elle ne prend pas électoralement le chemin », écrit Bayard. Il considère que le néo-libéralisme auquel une grande partie de la social-démocratie s’est convertie aura secrété pour un nombre incalculable de perdants une violence sociale qui lui revient aujourd’hui au visage, écartant au passage ces perdants des bienfaits du libéralisme originel, les poussant à abandonner les liberté pour une "identité".
Que l’on se trouve ou non d’accord avec tous les aspects de cette analyse puissante, un tel ouvrage nous aide à comprendre, en décalant le regard, ce qui se passe dans le monde en cette époque troublée et à repérer quel mouvement est à l’œuvre - mouvement auquel il nous est parfaitement possible de résister - sans nous rallier par mauvaise conscience à la logique des Empires de Recep Tayyip Erdogan, Vladimir Poutine ou Hassan Rohani et, a fortiori, du califat des djihadistes sunnites.