Blog d'étude critique et académique du fait maçonnique, complémentaire de la revue du même nom. Envisage la Franc-Maçonnerie comme un univers culturel dont l’étude nécessite d’employer les outils des sciences humaines, de procéder à une nette séparation du réel et du légendaire et de procéder à la prise en compte de ce légendaire comme un fait social et historique.
Julien Vercel
Tout fout le camp ! Et dans le cinéma pornographique ou « pornérotique » comme elle l’appelle, Brigitte Lahaie est formelle : d’abord la drogue a fait des ravages dans la profession, « beaucoup de très jolies filles en sont venues à accepter n’importe quoi, avec n’importe qui, et même hors écran, pour s’offrir leur petite ration de rêve » écrit-elle dans Moi, la scandaleuse (éditions Filipacchi, 1987). Elle ajoute que les productions sont devenues d’« une vulgarité innommable, avec sodomies non-stop, pénétrations par des travestis » et elle explique l’arrêt de sa carrière en 1980 parce qu’à l’époque, « tous les films pornérotiques se ressemblaient de plus en plus. Il n’y avait plus de personnages, plus de personnalités, rien que des situations, de plus en plus scabreuses ». Lorsqu’elle publie son livre en 1987, elle constate donc que « le cinéma érotique n’est plus ce qu’il était : on tourne de plus en plus vite des films en vidéo, sans comédiens, avec des ‘amateurs’ du sexe, qui ne mettent que leur sexe au service d’histoires qui n’en sont pas ».
Qu’aurait-elle écrit cinq ans plus tard ? Car c’est en 1992 qu’est sorti Barbara nue et humide (d’Alain Payet alias John Love), classé X le 13 janvier et probablement le dernier film français tourné en 35 mm, « les titres postérieurs étant des ressorties ou des films étrangers, maquillés en production française » (Gilles Esposito in Dictionnaire des films français pornographiques et érotiques, 16 et 35 mm, sous la direction de Christophe BIER, Serious Publishing, 2011). 1992 marque donc la fin d’une époque, celle d’un cinéma pornographique tourné sur de véritables bobines. Désormais la vidéo triomphe, d’abord en cassette VHS puis en DVD et sur l’internet. Pour mesurer tout le chemin parcouru et évaluer la lente descente aux « enfers » d’un genre, je vous propose donc de tenter une comparaison en 3 tests, entre Barbara nue et humide de 1992 et Draguse (de Patrice Rhomm) qui fut le premier film classé pornographique au Journal officiel, le 9 janvier 1976 (Christophe Bier, Censure-moi. Histoire du classement X en France, L’Esprit frappeur, 2000).
1/ Le test de la première scène
La première scène de chacun de ces films est un excellent marqueur permettant de mesurer tout le changement intervenu en moins de 20 ans.
Draguse commence par des vues d’extérieur puis d’une maison dans laquelle la caméra pénètre en vue subjective, enfin une voix off pose le personnage et l’ambiance : « Encore ce satané rêve. C’est une obsession, pourtant je ne suis pas fou. Je me nomme David Léger, je suis historien et je ne crois pas au surnaturel. N’empêche que je me retrouve, nuit après nuit, dans une maison où je n’ai jamais mis les pieds et que je reconnais. Et en compagnie d’une femme, toujours la même dont j’ignore le nom ». Dès les premiers instants du film, le principal protagoniste masculin (Olivier Mathot) a un nom, une profession, une conviction et un problème onirique avec les apparitions de cette « illuminée qui joue les Nostradamus », de « cette magicienne à la manque » ! Au bout de 3 minutes 30 secondes, Draguse (Monica Swinn) apparaît en nuisette qu’elle relève, sans culotte, découvrant un pubis sombre et fourni.
Qu’en est-il du côté de Barbara nue et humide ? Le protagoniste (Roberto Malone) dont on ne connaîtra ni le nom, ni le métier, est dans un couloir de train (on déduira, par la suite qu’il s’agit d’un train allant vers Venise). Il examine les compartiments et choisit celui où Barbara est seule en manteau de fourrure. Il s’installe en face d’elle et lit, ou plutôt feuillette, la Stampa tout en matant la passagère. Enfin, il pose son journal, aussitôt elle lui fait des appels de la langue, écarte son manteau : elle n’est vêtue que de bas, de porte-jarretelles et d’un grand collier de perles. Elle se caresse dévoilant un pubis aux poils maîtrisés. Lui, il sort son pénis et se masturbe. Quand il lui touche la jambe, la musique commence. Auparavant, le seul son était celui du bruit du train. Suivent fellation, pénétration vaginale en levrette, sodomie, le tout conclu par une éjaculation faciale avec une dernière fellation de nettoyage. Il quitte alors le compartiment et va fumer dans le couloir avant de s’éloigner. Pas un dialogue, ni un mot échangé pendant les 13 minutes qu’a duré la scène !
Il faut attendre la deuxième scène, lorsque le protagoniste frappe à la porte d’un ami vénitien, artiste-peintre (Piotr Stanislas), pour entendre le premier véritable dialogue à la richesse toute... mesurée :
Le peintre entendant frapper : « Ah oui, j’arrive, j’arrive » et, après avoir ouvert la porte : « Ah, comment tu vas, ça va ? »
Le protagoniste : « Bien. Bonjour ça va ? »
Le peintre : « Ça va très bien, je travaille toujours, comme d’habitude ».
2/ Le test de la narration
Comme Gilles Esposito le déplore : dans Barbara nue et humide, toute narration a disparu au profit de la « formule mécanique » : fellation, pénétration vaginale, sodomie et éjaculation sur diverses parties du corps féminin. Les scènes de sexe entre différents partenaires ne sont reliées que par des vues « touristiques » de Venise ou des plans montrant le protagoniste fumant à la terrasse d’un café ou dans un appartement. Ce dernier passe d’ailleurs tout le film à fumer. Et même s’il se confie au modèle du peintre (qui est aussi visiblement une sex-friend) : « J’ai rencontré une fille et je crois que c’est la femme de ma vie » et qu’il se demande s’il va rester avec elle, l’intrigue sur le destin du couple ferroviaire initial n’est jamais traitée. Il retrouve seulement « sa » Barbara dans la toute dernière scène du film, pour la formule en quatre temps décrite par Gilles Esposito.
La répétition de la formule est seulement tempérée par le nombre de partenaires : ils sont le plus souvent deux, mais une scène avec deux hommes et une femme permet de montrer une double pénétration ; plus tard Barbara pratique une double fellation à deux hommes noirs ; encore plus tard une scène à quatre -toujours hétérosexuelle- présente deux hommes dont le peintre et deux femmes blondes, ce qui provoque un vif émoi chez l’artiste : « Ah la vie de peintre, c’est magnifique ! ».
Là encore, Draguse est radicalement différent. Il y a une histoire (un écrivain doit livrer des romans « très érotiques » alors qu’il est peu à peu envoûté par une femme morte) et des personnages qui ne se limitent pas à copuler dès qu’ils se croisent, même s’ils ont tendance -classement X oblige- à s’exhiber et à se caresser. Le crescendo narratif et onirique part du sexe conjugal jusqu’au sadisme nazi en passant par le sexe tarifé, les meurtres accidentel puis prémédité et l’évocation du cannibalisme. Si surenchère il y a, il s’agit d’une surenchère dans la violence et la provocation. D’ailleurs, l’absence de surenchère sexuelle a abouti à ce que le classement X de Draguse soit levé le 11 octobre 1985. En revanche, comme pour compenser, chaque ressortie du film sur un nouveau support a été l’objet d’une surenchère dans le choix des titres. C’est ainsi que le Draguse du départ devint successivement : Draguse ou le Manoir infernal ; Draguse ou les perversions lubriques ; Le Manoir de Draguse ; Hard-Score ou Commando des salopes au fouet !
3/ Le test des rapports hommes-femmes
Il suffit d’être un peu attentif au générique des deux films pour mesurer la façon dont sont traitées les femmes entre 1976 et 1992. Dans Draguse, un carton au générique indique bien tous les comédiens. Des femmes y figurent sous leur nom ou leur pseudo : « Lore Lore » est Erika Cool ; « Britt Larsen » est Danièle Nègre et « Karine » est Martine Fléty.
En revanche aucune mention n’est faite des comédiens au générique de Barbara nue et humide. Et même l’ouvrage de référence de Christophe Bier (Dictionnaire des films français pornographiques et érotiques, 16 et 35 mm, Serious Publishing, 2011) cite bien les comédiens : Roberto Malone, Piotr Stanislas, Jean-Pierre Armand et Christophe Clark mais ne mentionne les comédiennes que par des prénoms : Barbara, Laetitia et Christelle ! Les deux films se rejoignent pourtant dans la vision particulièrement négative des femmes.
Dans Draguse, lorsque David comprend enfin que la belle secrétaire qui l’aide à écrire ses histoires érotiques est la réincarnation de Draguse, il lui déclare sa flamme, mais se fait droguer et finit paralysé, comme hébété, au lit... car son infirmière est Draguse : « Mon corps sera ta prison pour l’éternité » entend-on, alors qu’elle commence à se caresser sous ses yeux. Là, la femme de cinéma est toujours « fatale », mais elle exerce une emprise magique et surnaturelle. Draguse rejoint ainsi les films de l’époque mettant en scène la peur de la prise du pouvoir par les femmes : prise de pouvoir par la magie avec La Goulve et La Papesse (de Mario Mercier, 1972 et 1975) ou par le sexe avec Les Galettes de Pont Aven (de Joël Séria, 1975) et Calmos (de Bertrand Blier, 1976).
Mais, dans Barbara nue et humide, ces femmes « fatales » et émancipées disparaissent au profit de femmes soumises aux seuls plaisirs des hommes, le « backlash » décrit par Susan Faludi pour les années 1980 et 1990 est bien passé par là (Backlash. La guerre froide contre les femmes, éditions Des Femmes, 1993). La marque de cette soumission est le silence des femmes : aucun dialogue, aucun désir, aucune proposition, juste des « Oh oui » et des petits cris qui témoignent de leur (forcément) grande jouissance à servir leurs mâles. Seuls les hommes ont la parole et ont le monopole du commentaire : quand le jeune éphèbe blond (Christophe Clark) profite d’une fellation, il précise : « Tu aimes ma queue, ma chérie ». Ensuite, il exige que ce soit sa partenaire qui réclame d’être sodomisée : « Demande-le moi ! », puis en est convaincu : « Oh, comme t’aimes ça ! ». Quant au principal protagoniste (Roberto Malone), quand il « baise » Barbara dans l’ultime scène du film et qu’il éjacule, il lui ordonne : « Ouvre la bouche ! ». Mais là encore, ce n’est pas pour causer entre adultes.
Comme en conclut Brigitte Lahaie dans Moi, la scandaleuse, le problème du cinéma pornographique, c’est qu’« il n’y a pas assez d’amour. Ni dans les histoires, ni parmi les gens qui les font ». Il y a de ça, en effet.