Blog d'étude critique et académique du fait maçonnique, complémentaire de la revue du même nom. Envisage la Franc-Maçonnerie comme un univers culturel dont l’étude nécessite d’employer les outils des sciences humaines, de procéder à une nette séparation du réel et du légendaire et de procéder à la prise en compte de ce légendaire comme un fait social et historique.
Julien Vercel
Dans L’Impératif transgressif, petit livre aussi bien écrit et pensé qu’intelligent et fraternel, Léonora Miano, auteure et romancière, a rassemblé (L’Arche, 2016) plusieurs de ses communications avec un objectif clair : « C’est à la réhabilitation de la conscience de soi au Sud du Sahara que j’espère contribuer ».
Cette réhabilitation passe d’abord par la libération des imaginaires sub-sahariens et par la libération « de toute conception essentialiste ». Ainsi, lorsque son deuxième roman, Contours du jour qui vient (Plon, 2006) a reçu le prix Goncourt des lycéens en 2006, l’auteure confie son émotion d’une reconnaissance fondée sur la qualité de l’écriture et l’universalité des textes et non pas sur l’africanité de ses origines.
Quant à la libération des imaginaires, elle nécessite un certain nombre de conditions : utiliser les langues subsahariennes pour éviter le recours à une langue unique dans des espaces qui sont multilingues ; disposer d’éditeurs subsahariens pour ne pas être classé dans la catégorie « littérature africaine » et réhabiliter la conscience de soi avec une éducation qui concoure à s’exprimer en tant que sujets.
À ce titre, Léonora Miano entreprend une critique pertinente de la francophonie institutionnelle qui considère les Africains « comme de petits satellites devant graviter autour du soleil France ». Alors que tout le monde a dénoncé le discours de Dakar de Nicolas Sarkozy, le 26 juillet 2007, affirmant que « Le drame de l'Afrique, c'est que l'homme africain n'est pas assez entré dans l'histoire », l’auteure rappelle un autre discours de Dakar, celui de François Hollande, le 29 novembre 2014 qui consistait à dire que l’humanité était venue aux Africains par la langue française : « C’est en français que les peuples se sont décolonisés, en français qu’ils ont accédé à l’indépendance et à la liberté ». Or, souligne Leonora Miano, « la langue française fait partie de leurs cicatrices. Elle est l’empreinte de ceux qui vinrent, jadis, s’essuyer les pieds sur l’existence subsaharienne ». Elle nous invite donc à « s’émanciper des désignations impropres ».
Un exemple de « désignation impropre » est le changement opéré d’appellation de l’année 2001. L’Organisation des Nations unies pour l'éducation, la science et la culture (UNESCO) la voulait dédiée aux « personnes d’ascendance africaine » et elle devint, en France, l’« année des outremers » ! La « traite négrière » et la « traite des noirs » sont des désignations impropres plus fondamentales, Léonora Miano préfère d’ailleurs utiliser l’expression : « déportation transatlantique des Subsahariens » (DTS). C’est à partir de cette DTS que l’Afrique a été considérée comme « un réservoir de ressources à se procurer, un marché pour les productions étrangères, un territoire dont la vitalité s’en va se déployer ailleurs ». Surtout, la DTS restitue le point de vue subsaharien sur l’événement, re-territorialise le langage et exclue le caractère racial. Car ce n’est pas la race qui explique l’esclavage et, surtout, « dé-racialiser la réflexion subsaharienne en ce qui concerne la DTS, c’est assumer l’humanité de tous les protagonistes ».
L’auteure pointe le chemin qu’il reste à faire pour « assumer l’humanité » de tous. Du côté des ex-colonisateurs, « la culpabilité coloniale, telle qu’elle se manifeste en France, est une forme de narcissisme. C’est la dégradation de sa propre image qui fait souffrir, pas du tout la conscience profonde des torts causés à l’autre, jamais le désir de le rejoindre dans un espace de commune humanité ». Mais aussi du côté des ex-colonisés, le travail des écrivains africains est immense pour sortir de cette racialisation : « est-il envisageable d’énoncer une parole crédible en ce qui concerne le présent, lorsque l’on évite, avec tant de méthode, les aspects corrosifs du passé ? ».
L’auteure est également passionnante dans ses réflexions sur la violence culturelle née de l’esclavage et de la colonisation parce qu’elle pose la question de l’articulation entre rapport à l’autre et construction individuelle. C’est ainsi qu’elle écrit : « ingérer une substance revient à la transformer : elle ne reste pas intacte. Il en va des cultures comme des aliments ». Ce qu’il faut, c’est « intégrer l’autre en soi, mais ne pas se perdre », car ce qui a disparu n’est plus habité, mais continue à être abrité en soi. « Être un subsaharien de notre temps, c’est précisément avoir été nourri d’apports extérieurs à l’Afrique, et n’être pas en mesure de les congédier sans se condamner à mort », il faut donc « répudier avec lucidité les fantasmes de pureté, tout en chérissant les ancêtres qui vivent en soi et qui ne savaient rien des productions coloniales que seraient l’Afrique et les Africains ».
Dès lors, deux voies sont à rejeter l'une et l'autre. La première consiste à nier ce que l’on est pour s’intégrer. La seconde qui revient à se retrouver en non mixité, non dans une logique séparatiste, mais pour se renforcer face à la violence des dominants, aboutit à une forme de résignation puisqu'elle signifie l’impossibilité d’être compris en dehors du « groupe ». Une troisième voie est préférable et c’est celle de la fraternité… programme auquel nous souscrivons bien volontiers.