Blog d'étude critique et académique du fait maçonnique, complémentaire de la revue du même nom. Envisage la Franc-Maçonnerie comme un univers culturel dont l’étude nécessite d’employer les outils des sciences humaines, de procéder à une nette séparation du réel et du légendaire et de procéder à la prise en compte de ce légendaire comme un fait social et historique.
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Le mot « féminisme » réveille pour beaucoup des souvenirs des années 1970 : manifestations du Mouvement de libération des femmes (MLF), « manifeste des 343 salopes », grandes figures de proue comme Simone de Beauvoir, Gisèle Halimi, Antoinette Fouque ou à d’autres, anonymes, qui ont osé prendre la parole pour faire entendre leurs revendications et obtenir l’égalité de droits entre femmes et hommes. Dans ces années-là, certaines militantes considéraient le féminisme comme une politisation de l’expérience de la position sociale des femmes. Pour elles, les hommes ne pouvaient pas se dire féministes car ils n’étaient pas les premiers concernés par l’oppression qui était l’objet de la lutte. De ce point de vue, les hommes ne pourraient toujours pas se déclarer féministes, sous peine d’être accusés de vouloir récupérer le combat. Ce faisant, les femmes prennent le risque de se communautariser, d’essuyer les critiques de stigmatisation et d’être mis au ban de la société, ces féministes différentialistes étant renvoyées à « leurs affaires ». Néanmoins, ce mouvement a profondément changé l’existence des femmes, mais aussi celle des hommes. L’émergence des femmes comme force sociale, économique et politique a engendré un véritable bouleversement de notre société.
Aujourd’hui, on pourrait penser que les objectifs d’égalité des combats féministes ont été atteints. Pourtant l’idéal égalitaire ne s’est pas vraiment matérialisé. Les inégalités de salaire, de représentation politique, le sexisme ordinaire ou les agressions violentes de la part de certains hommes, le différentiel persistant du partage des tâches domestiques et éducatives, tout cela demeure d’actualité. Nous ne sommes pas en effet à l’abri d’une remise en cause des droits acquis, surtout en cette période de crise économique, d’extrémismes religieux et politiques, comme en témoignent les propositions de lois régressives qui se sont manifestées en Europe, aux États-Unis et ailleurs. Si le féminisme revient à combattre les inégalités, la violence, l’injustice, les discriminations, les stigmatisations, les assignations à un rôle tout cela en vertu d’une différence naturelle, alors on peut vraiment se demander si le féminisme n’est qu’une affaire de femme. Femmes et hommes humanistes et démocrates ne partageraient-ils pas les mêmes objectifs ? Existerait-il, comme le suggère en creux la question, une identité « femme » comprise comme une catégorie homogène ? Pourquoi après tant d’années de lutte, les choses en sont-elles encore là ?
Mais, avec le féminisme, de quoi parle-t-on ? Où en est-on aujourd’hui ? Précisons d’abord que ce mot est d’abord fortement connoté. Sans revenir à l’étymologie du terme qui, sans surprise, nous vient du latin femina, le mot « féminisme » a été utilisé pour la première fois par Alexandre Dumas fils. L’écrivain l'emploie dans un sens négatif. Il reprend en fait un terme médical qui désigne une pathologie affectant certains hommes, les « hommes à caractère féminin ». À cette époque, un homme qui a une absence de barbe, la peau fine et une apparition de seins et de hanches est dit « féministe ». Puis petit à petit, le terme a été réutilisé pour devenir le mot politique que nous employons aujourd'hui.
On le voit, l’origine du mot s’ancre plutôt dans une vision négative, pathologique et dans l’inversion des sexes. C’est quelque chose qui, d’une certaine façon, persiste jusqu’à nos jours puisque l’on attribue souvent des caractères prétendument « masculins » aux femmes féministes. C’est dire combien ce mot charrie trouble et transgression.
Le féminisme est donc souvent connoté péjorativement. C’est un gros mot, associé à un « rejet des hommes ». Serait-ce la faute de certaines militantes ? On dirait bien que les clichés sexistes qui collent à la peau du MLF depuis des années ont la vie dure. Ils évoqueraient un mouvement de filles revêches, pas féminines et sexuellement frustrées. D’ailleurs, le plus souvent, les femmes s’emploient à se distancier de ce mot qu’elles jugent caricaturé et ridiculisé par les média. Selon notre âge, notre origine et nos expériences, le mot féminisme peut résonner différemment. À vrai dire, on devrait plutôt parler des féminismes, puisqu’il en existe toute une variété. Solidaires ou adversaires, des Femen jusqu'aux Antigones, d’« Osez le féminisme ! » aux Afro féministes, les collectifs féministes aujourd’hui se placent à l’intersection des luttes sociales, anti racistes, ou lesbiennes, gays, bi, trans et queers (LGBTQ), en luttant contre toutes les discriminations. Certains féminismes mettent en cause une forme anthropocentrisme de féminisme blanc. En tout état de cause, un français sur deux se dit aujourd’hui féministe : 58% des femmes et seulement 42% des hommes. Mais derrière ces chiffres, se cache un paradoxe, car, à une écrasante majorité, nous sommes tous d’accord pour dire qu’il y a encore beaucoup de raisons de se battre. S’il y a bien un mot où les clichés sont légion, c’est celui-ci.
Et d’ailleurs, le féminisme est-il simplement une revendication d’égalité ? Il peut en effet n’être que cela, dans un mouvement de la mixité des professions vers la lutte contre les discriminations. Mais il peut être davantage : une force de subversion des fondements même du système patriarcal. Les luttes en faveur de l’émancipation des femmes continuent et elles s’orientent aujourd’hui vers un questionnement sur ce qui persiste, malgré l’égalité des droits, comme des formes évidentes et souvent insidieuses de domination : domination sociale, domination masculine vécue au quotidien comme l’expression du sexisme ordinaire.
La lutte pour l’égalité glisse ainsi vers la lutte contre les discriminations. De nouvelles tendances du féminisme mettent au centre de leur combat à la fois la déconstruction des identités sexuées et le concept de « genre » -ou « sexe social », au sens de construction sociale de la différence des sexes- pour décoder la situation des femmes et des hommes. En effet, penser en termes de « genre » permet de questionner les stéréotypes du masculin et du féminin et, de ce fait, de libérer les sexes des déterminismes culturels qui leur sont attachés et, par suite, de libérer l’un et l’autre sexe des carcans comportementaux dans lesquels ils sont inconsciemment enfermés. Pourtant, penser en termes de « genre » (masculin ou féminin), c’est encore rester dans le cadre d’une dichotomie, celle-là même qui constitue les femmes et les hommes comme des groupes à part et induit une hiérarchie entre les sexes. Cette prééminence donnée à l’antagonisme de sexe obscurcit les autres rapports de pouvoir qui traversent le groupe des femmes, effaçant ce qui les divise au profit de ce qui les unit. D’où la difficulté à identifier la diversité des modes d’assujettissement des femmes.
Il s’agirait donc plutôt de mettre en avant la diversité des statuts sociaux et des orientations sexuelles, en prenant en compte les intérêts divergents, sinon contradictoires entre femmes diplômées, femmes non qualifiées, femmes du Nord, femmes du Sud, hétéros, homos, bisexuelles, etc. Reste à penser l’imbrication de ces diversités, ce qui n’est certes pas simple. Comment combattre les effets conjoints du sexisme et du racisme par exemple, sans risquer de hiérarchiser encore les modes de domination en termes de principal et secondaire ?
L’émancipation des femmes et l’égalité des sexes constituent des enjeux majeurs, non seulement pour améliorer la situation des femmes et leur liberté, mais aussi comme exemple emblématique de tous les autres groupes dont le traitement est inégal, que ce soit en fonction de la couleur de la peau, de la religion, de l’orientation sexuelle, de l’origine sociale etc ou tout cela cumulé ! D’un combat pour l’égalité on est donc passé à une lutte contre les discriminations, puis pour la mixité et la diversité. Serait-on passé d’une discrimination à un sexisme bienveillant ? Il faut bien se rendre à l’évidence : il subsiste toujours un hiatus entre l’égalité en droit qui a été obtenue (ou presque) entre les femmes et les hommes et les inégalités de fait. Quels sont donc les implicites idéologiques et/ou structurels qui en freinent la réalisation?
Le principal frein est la persistance de stéréotypes transmis, entre autres, par la publicité, qui posent la masculinité comme une valeur encore et toujours dominante. Cette masculinité s’est trouvée au fondement de la modernité née au XVIIIème siècle et elle reste, au XXIème siècle, encore largement structurante des représentations du masculin et du féminin. En témoigne cette persistance des stéréotypes que l’on vient d’évoquer. L’historienne Éliane Viennot, auteure notamment de Et la modernité fut masculine. La France, les femmes et le pouvoir, 1789-1804 (Perrin, 2016), souligne à cet égard qu’aussi révolutionnaire qu’ait été l’idée du Contrat social, son auteur n’en a pas moins immédiatement exclu les femmes. Jean-Jacques Rousseau déclare en effet que « le contrat social a pour but de répondre à la recherche d’une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun s’unissant à tous n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant ». Mais, parce que les femmes ne sont pas semblables aux hommes, elles ne sauraient être partie prenante au contrat. Dans L’Émile ou De l’éducation, Rousseau énonce cette incapacité des femmes à être des « semblables » comme l’expression d’un ordre naturel. Il faut respecter cet ordre pour ne pas mettre en danger l’équilibre de la famille -la plus ancienne de toutes les sociétés- et celui de la société elle même. La soumission des « non semblables », c’est-à-dire les femmes, à l’autorité des « semblables », c’est à dire les hommes, est ainsi légitimée. Rappelons que c’est au nom de cette naturalisation du féminin et de ses conséquences qu’il aura fallu attendre 1924 pour que les programmes de l’enseignement secondaire et du baccalauréat soient identiques en France pour les garçons et pour les filles !
Cette croyance en la dissemblance des sexes, opportunément baptisée complémentarité, si bien théorisée par Rousseau, niche au fondement de toutes les discriminations, de toutes les exclusions à l’encontre des femmes. Rien de tel que l’essentialisation d’un être humain pour justifier qu’il ne doive jamais être autre que celui qu’il est –définition de l’émancipation- et faire obstacle à la place qui lui revient au nom de l’égalité de tous les êtres humains. Ce qui est vrai pour les femmes l’est bien entendu pour tous ceux et celles qui n’entrent pas dans la norme de l’Ordre hégémonique implicite qui institue la supériorité de l’homme blanc hétérosexuel, pilier de l’institution familiale.
L’antiféminisme contemporain qui procède d’une vision où seule la famille traditionnelle est légitime à éduquer les enfants et à transmettre les valeurs assume pleinement ce patrimoine de la complémentarité sexuée. L’État est illégitime à le faire, fût-ce au nom de l’émancipation des citoyens.
Le succès public de certains ouvrages antiféministes comme La domination masculine n’existe pas de Peggy Sastre (éditions Anne Carrière, 2015) ou encore, dans un genre plus soft mais tout aussi pernicieux, La Théorie du genre ou Le Monde rêvé des anges de Bérénice Levet (Grasset, 2014), de même que les attaques des tenants de la « Manif pour tous » contre le genre en tant que catégorie de pensée et champ de recherches, s’appuient sur cette logique de pensée qui a trouvé, hélas, un soutien et une légitimation scientifiques dans les discours de certains psys et experts, dont le très médiatique, mais très conservateur Boris Cyrulnik. Il est à noter, en incidente, que ces faits s’inscrivent dans un mouvement plus large que celui de la stricte question féminine et qu’ils sont à mettre en rapport avec d’autres régressions idéologiques hostiles à l’humanisme parce que celui-ci est promoteur d’un sujet libre et émancipé. Le courant antimoderne, né avec les Lumières, ou plutôt contre les Lumières et fait pour les éteindre, ne cesse jamais son œuvre.
À suivre