Blog d'étude critique et académique du fait maçonnique, complémentaire de la revue du même nom. Envisage la Franc-Maçonnerie comme un univers culturel dont l’étude nécessite d’employer les outils des sciences humaines, de procéder à une nette séparation du réel et du légendaire et de procéder à la prise en compte de ce légendaire comme un fait social et historique.
Le collectif Squirrels[ToTheNuts] qui anime le blog CineThinkTank a autorisé la reproduction de cet article paru le 15 décembre 2017... et qui vient compléter l'article précédent de Jean-Pierre Bacot: "Le Haut de gamme du spiritualisme : les héritiers de la revue Planète".
"Actuel", un magazine victime de la postmodernité ?
Dans L’Aventure d’ACTUEL telle que je l’ai vécue (Albin Michel, 2017), Patrice van Eersel livre ses souvenirs -« ce qui me restait en mémoire »- et raconte son parcours professionnel et personnel depuis Libération jusqu’à Actuel (en passant par d’autres aventures télévisuelles ou rédactionnelles), depuis la modernité flamboyante de l’Occident jusqu’à la découverte d’autres rivages plus éloignés de la raison, entre New Age et spiritualité.
L’histoire du magazine mensuel Actuel mérite d’être ainsi revisitée. Fondé en 1970, quand Jean-François Bizot, riche héritier, rachète à Jean Karakos, le fanzine en faillite Actuel-Magazine des arts contemporains. Cette première série s’arrête au n°58 en 1975 quasiment quand Patrice van Eersel rejoint l’équipe de rédacteurs ! Suivent quatre années à la recherche d’une nouvelle formule pour imaginer une magazine désormais sous-titré « nouveau et intéressant ». En 1979, c’est reparti jusqu’à l’ultime triple n°48-49-50 en 1995.
Patrice van Eersel déclare son amour pour un magazine qu’il découvre, grâce à son frère, au n°5, et qui lui « brûle immédiatement les yeux » parce que « le spectre complet des idées de l’après-68, utopiques mais réalistes, se retrouve dans cet ‘Actuel’ : la vie entière métamorphosée de A à Z ». Inspiré des journaux anglo-saxons, de la free press et de l’underground, Actuel explore avec gourmandise les tendances de la fin du XXe siècle en pratiquant « un journalisme absolument unique, à la fois déjanté et érudit, anar et sophistiqué ».
Jean-François Bizot a le talent (et les ressources financières) pour faire travailler tout ce petit monde -très masculin- réuni autour d’un journal bordélique, mais conçu et réalisé avec rigueur, d’une façon de construire chaque article : « Première phrase au plancher, premier paragraphe consacré à l’anecdote, suivi du paragraphe de transition qui ramasse l’enjeu du papier, après tu déroules ton histoire, alternant paragraphes vécus et paragraphes de synthèse, et tu chutes cut ».
Mais le livre de Patrice van Eersel présente aussi l’intérêt de parcourir l’histoire d’un magazine rattrapé par la postmodernité. Quand la nouvelle formule est lancée en 1979, l’objectif est clair : « Nous voulons nous ouvrir. Nous ouvrir à tous les mondes que nous ne connaissons pas, enfermés que nous sommes dans notre vision occidentalo-centrée ». Bref Actuel devient « un média de reportage à la rencontre tous azimuts de Monsieur Réel ». Une nouvelle étape va s’écrire : « La Chine avait bercé nos délires maoïstes, les États-Unis et l’Angleterre avaient nourri nos appétit de contre-culture. Aucun de nous n’avait vu venir l’Afrique ». Et chaque idée de reportage doit désormais répondre à trois questions : « Dans quel décor se déroule l’histoire ? Quels en sont les personnages ? Quel en est le scénario ? »… en plus, une fois sur le terrain, il faut croire à l’irruption de la « vision ».
Le succès est au rendez-vous, les recettes publicitaires et les lecteurs affluent. Le n°23 de septembre 1981 bat tous les records de vente avec 310 000 exemplaires ! Mais la formule va peu à peu décliner. D’abord parce qu’« il faut surprendre à tout prix. Ça fiche parfois le vertige ». Ensuite parce que Jean-François Bizot ne veut pas faire un « magazine à scandale haut de gamme ». Enfin parce que, « partis à la poursuite de Monsieur Réel, nous avons peut-être négligé le fait qu’il n’y en avait pas un, mais plusieurs ‘Messieurs Réels’ et que, tout à notre enthousiasme de ‘jeunes gens modernes’, nous avons laissé filer sous notre nez les ‘Messieurs Réels’ qui nous paraissaient trop embarrassants ». Patrice van Eersel cite, parmi ces « ratés » : le sida et la montée de l’islamisme.
Dans les années 1990, les journalistes ont aussi plus de mal à trier le vrai du faux. Et, en interne, le collectif tend à se distendre, car chacun se spécialise, c’est ce que Patrice van Eersel appelle « l’individualisation des passions ». De plus les anciens rédacteurs snobent les nouveaux. Il faut encore ajouter la loi Evin qui prive le magazine de recettes publicitaires. Actuel repasse sous la barre des 100 000 exemplaires avant de disparaître en 1995.
Patrice van Eersel transmet, au fil des pages, son enthousiasme pour Actuel et sa tendresse et sa reconnaissance pour Jean-François Bizot. Il livre aussi avec franchise les étapes de son propre cheminement à la découverte du langage des dauphins et des orques, des accouchements dans la mer, des expériences des near-death et de la fin de vie… de toute une spiritualité sans transcendance qui n’était pas dans les gènes d’Actuel. Bref de l’irruption, dans les sociétés occidentales, de la remise en cause de la toute-puissance de la raison et de la fragmentation des identités et des cultures.
L’auteur n’en demeure pas moins fidèle à la posture des rédacteurs d’Actuel, ces « grands-frères-qui-ont-commis-toutes-les-conneries-et-veulent-faire-profiter-les-plus-jeunes-des-leçons-qu’ils-en-ont-tirées ».
Marc Gauchée