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Blog d'étude critique et académique du fait maçonnique, complémentaire de la revue du même nom. Envisage la Franc-Maçonnerie comme un univers culturel dont l’étude nécessite d’employer les outils des sciences humaines, de procéder à une nette séparation du réel et du légendaire et de procéder à la prise en compte de ce légendaire comme un fait social et historique.

« Les Sources secrètes du REAA » d’André Kervella

Jean-Pierre Bacot

 

La question de la préhistoire du Rite écossais ancien et accepté (REAA) au XVIIème siècle est certes passionnante, mais elle l’est à double tranchant. En premier lieu, elle oppose plusieurs historiens de qualité et elle constitue également un enjeu symbolique fort pour celles et ceux qui se réclament de cette sensibilité dite écossaise. Comme nul ne l’ignore, l’ancienneté est en effet souvent considérée comme un critère de légitimité.

 

Le travail proposé par André Kervella intitulé, peut être inutilement, Les sources secrètes du REAA et publié aux éditions de La Pierre philosophale -ceci expliquant peut être cela- constitue  un ensemble d’une densité telle qu’il est parfois délicat de s’y retrouver. La somme des données que l’auteur a mobilisées tend à infirmer le fait que le célèbre Étienne Morin, militaire et grand voyageur, ait joué le rôle majeur qu’on lui reconnaît généralement. Il est en effet hautement improbable pour l’auteur que Morin ait pu s’inspirer d’un système de grades présent en métropole au début des années 1760, pour le transformer ensuite, après son départ pour les Antilles et, dans un troisième temps, faire des émules en Amérique du Nord, pour finir par construire le rite en 33 degrés que nous connaissons aujourd’hui et qui est millésimé 1804.

 

Cette thèse  conférant un rôle central de Morin dans la construction du REAA est assez largement répandue. André Kervella la réfute à travers la somme d’archives qu’il a pu consulter, lesquelles concernent la franc-maçonnerie établie aux Antilles avant la Révolution. Dans la discussion qu’il mène à distance avec ses confrères historiens Alain Bernheim, Roger Dachez, Louis Trébuchet et autres popintures, notre auteur aurait gagné à résumer de temps en temps, sinon à la fin de chacun des vingt chapitres du livre, les points qui achoppent de son point de vue.

 

Pour lui, ce sont essentiellement des exilés jacobites originaires d’Écosse qu’il faut créditer du travail de construction du rite d’où l’installation du terme « écossais » pour plusieurs degrés. André Kervella s’intéresse à tout cet écossisme, qu’il se soit retrouvé ou non intégré dans le REAA, dans le rite français ou dans ce que développa le baron de Hund et qui devait donner le Régime écossais rectifié (RER). Pour ce qui tient à l’un des avatars du processus d’élaboration, à savoir l’Ordre du royal secret, l’auteur nous présente un certain George Keith, comte Marischal,  dont on nous dit qu’il fut longtemps confondu avec Heinrich-Wilhelm Marschall von Bieberstein. Pour André Kervella, c’est ce jacobite qui inventa le grade de Rose-Croix en 1739. On laissera le lecteur découvrir le rôle central qu’il joua.

 

L'auteur reconnaît cependant à Morin un rôle de passeur grâce auquel Grasse-Tilly fut mis au courant de l’affaire écossaise par Franken, dans une généalogie assez connue des spécialistes. On lira également avec intérêt les pages que l’auteur consacre à la notion de régularité et aux conditions de naissance de la Grande loge d’Angleterre.

 

Ces points étant précisés, le reproche pouvant d’adresser à tous les historiens pur sucre, on regrettera que les personnages dont est tracé le parcours maçonnique et parfois professionnel soient quelque peu désincarnés. On pourrait bien sûr souhaiter davantage de sociohistoire, mais en attendant celui ou celle qui s’attèlera à la tâche, il reste étrange du point de vue moral et concernant des francs-maçons, que des personnages vivant pour la plupart de la traite négrière ne soient pas cités comme tels. Sur cette véritable forclusion, hélas fort répandue, nous nous  permettrons de renvoyer nos lecteurs à notre article : « Saint Domingue, lieu de perdition pour franc-maçons célèbres et de gloire pour les oubliés » (Critica masonica, n° 7,  octobre 2015).

 

L’affaire est d’autant plus importante que, sauf erreur de notre part, les « inventeurs » du Rite français, du Régime écossais rectifié ou des rites dits égyptiens dans la deuxième moitié du XVIIIème siècle, s’ils ne furent sans doute pas de toute pureté, ne peuvent pas en tout cas être accusés d’être maculés de sang noir et d’avoir vécu de la traite négrière à Saint-Domingue.

 

Ceci posé, le travail d’André Kervella qui n’en est pas à son coup d’essai, dépasse bien largement en qualité ce qui se publie généralement comme études historiques consacrées à la maçonnerie, hors les spécialistes auxquels l’auteur se confronte. Il est d’une précision et d’une érudition confondantes, même si la lecture est rendue difficile, comme nous l’avons précédemment noté.

Soulignons enfin l’intérêt qu’il y aurait à obliger les différents tenants de la régularité, une fois mise à part la question du rapport à la Grande loge d’Angleterre, à se coltiner  les méandres de l’histoire longuement parcourus par André Kervella. Ils y comprendront a minima que la tradition qu’ils pourchassent apparaît bien comme une construction.

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