Blog d'étude critique et académique du fait maçonnique, complémentaire de la revue du même nom. Envisage la Franc-Maçonnerie comme un univers culturel dont l’étude nécessite d’employer les outils des sciences humaines, de procéder à une nette séparation du réel et du légendaire et de procéder à la prise en compte de ce légendaire comme un fait social et historique.
Jean-Pierre Bacot
Si certains de nos lecteurs ne connaissent pas encore l’œuvre de Maurice Blanchot (1907-2003), on ne saurait trop leur conseiller de s’y mettre de toute urgence, dans la mesure où il s’agit d’un des plus grands écrivains du XXème siècle. Cette œuvre s’est construite en un incessant travail à la fois théorique et esthétique dont la dimension à la fois littéraire philosophique et politique est immense. La biographie de Blanchot explique la tension dans laquelle le travail d'écriture s'est bâti, quand bien même l'auteur aura fui comme personne cette histoire personnelle, en particulier à cause d'un engagement plus culturel que politique, mais tout de même fortement marqué à l’extrême-droite dans les années 1930. Cette orientation sera ressentie après guerre, par lui comme par d'autres, comme une tache indélébile, une honte inextinguible. Seule entorse à la distance au monde installée par Blanchot aux limites de la phobie, surtout sensible après la deuxième guerre mondiale, les amitiés fidèles que l'écrivain nouera avec Georges Bataille, René Char, Robert Antelme, Dyonis Mascolo ou Emmanuel Levinas. Pour une synthèse d’un parcours à nul autre pareil, on se reportera au remarquable travail de Christophe Bident, Maurice Blanchot, partenaire invisible (Champ Vallon, 1998).
Il y eut plusieurs époques dans l’activité d’écriture de Blanchot, entré très jeune dans la vie intellectuelle par la voie de droite. Au sortir d’études universitaires à Strasbourg, où il acquit une culture philosophique que Derrida lui reconnaitra plus tard, ainsi qu’une pratique de la langue allemande, tout en poursuivant des études médicales. Il arriva à Paris en 1928, obtint l’année suivante un certificat d’études supérieures de philosophie, puis un diplôme en Sorbonne sur la conception du dogmatisme chez les sceptiques, tout en suivant des études de médecine.
Dans la capitale, le jeune et déjà fort brillant Blanchot va rédiger des textes courts pour les principales publications de la droite intellectuelle, Le Journal des débats politiques et littéraires, Les Cahiers mensuels de littérature et de philosophie, La Revue française politique et littéraire, Le Rempart, La Revue du siècle, Aux Écoutes, au côté de personnalités dont certaines s’illustreront plus tard dans la collaboration, comme Drieu la Rochelle. Les blanchotiens admiratifs de l’œuvre majuscule qui allait suivre, romans, essais, théorie et critique littéraires, analyse respectueuse et fouillée d’autres auteurs, marquée politiquement à l’extrême gauche et littérairement installée en une sorte de nulle part, tremblaient de crainte de voir sortir un jour les écrits anciens du maître contre lesquels celui-ci aura fait pendant des années un travail réflexif d’une exceptionnelle qualité. Ils furent rassurés lorsqu’en 2007 Christophe Bident publia chez Gallimard, dans la collection des Cahiers de la NRF, Chroniques littéraires du « Journal des débats ». Avril 1941-août 1944, puis en 2010, La Condition critique. Articles 1945-1998.
Dans le premier recueil, Blanchot ne se montrait certes pas progressiste, loin s’en fallait, mais, outre la qualité de son écriture et son acuité de jugement qui en fit l’un des plus grands critiques de son temps, rien ne relevait de l’abjection tant redoutée. Le tremblement des passionnés de l’œuvre reprit de plus belle lorsque l’on annonça en 2017, aux cahiers de la NRF, sous la direction de David Uhrig, Maurice Blanchot. Chroniques politiques des années trente, 1931-1940. Militant intellectuel de l’extrême droite à cette époque, ennemi de la IIIème République, mais plus que méfiant face à l’Allemagne, Blanchot apparaît déjà comme maîtrisant l’art du texte bref, avec une écriture que l’on dira limpide au regard de ce qui allait venir. Il nous offre l’une des plus intéressantes chroniques des années trente qui soient, dans un corpus pourtant déjà fort bien garni.
En réalité, c’est une double conversion que commence à opérer Blanchot à la fin de cette première étape de son parcours, dans sa jeune trentaine. Du point de vue politico-éditorial, il va se tourner vers une radicalité inversée, nourrie de philosophie, dont rend compte une autre publication dirigée par Michel Surya en 2015 : Maurice Blanchot, Écrits politiques (1953-1993) (Gallimard, collection Tel). Quittant la famille nationaliste et réactionnaire, l’auteur va, dans un premier temps, participer à la Résistance, manquer d’être fusillé et se lancer en littérature où il va faire sensation. Gallimard va publier en 1941 la première version de son premier roman Thomas l’obscur, dont l'écriture avait commencé en 1932. Ce texte sera suivi l’année d’après d'Aminadab, toujours chez Gallimard et de son premier texte théorique Comment la littérature est-elle possible ?, chez José Corti. Entre mort et survie, lisibilité et obscurité, absence et présence, Blanchot va construire un parcours fantomatique et abstrait, d’une puissance qui en aura fasciné plus d’un, d’autant que la notion de culpabilité en constituera l’un des fils conducteurs, entre disparition de soi et attention à l’autre. Ce contrepied permanent peut certes en énerver certains, de même que l’absence de véritable personnage peut désarçonner le lecteur. Mais l’écriture de Blanchot crée une ambiance très spécifique, propre aux grands auteurs, installant une esthétique qui fait que nous sommes bien avec lui, dans ses romans comme dans ses récits, en littérature.
Nous ne traiterons pas ici de tout ce que Blanchot publiera jusqu’à sa disparition définitive en 2003, ni de ses apparitions fugaces hors de sa réclusion volontaire, y compris en mai 1968. Contentons-nous de revenir, pour finir, sur le volume qui vient de paraître en dont nous ne saurions trop conseiller la lecture : Chroniques politiques des années trente (1931-1940) (édition de David Uhrig, Gallimard, 2017). Ce livre interroge sur la manière dont le Zeitgeist, l'esprit du temps, concept heideggérien, peut configurer un esprit brillant qui va pourfendre « la France corrompue » et prôner une Révolution qui sera pour lui d’abord nationale, avant que cet idéal ne se renverse doublement, politiquement et littérairement. Son dernier texte de la première période, comme directeur de l’hebdomadaire Aux écoutes replié à Clermont-Ferrand sera, fin juillet 1940, à la fois de demander que l’ordre soit rétabli et que la presse soit respectée : « L’avenir de la France ne peut s’être terminé dans cette sombre défaite où elle semblait avoir tout perdu. Ce qu’il faut comprendre, c’est que tous les Français qui ont gardé le sens de cet avenir, tous ceux qui veulent que la France retrouve sa grandeur et son prestige, qui voient l’œuvre terriblement lourde qui commence, ont à s’associer étroitement à cette tâche d’où dépend leur vie-même. La presse, la presse libre a un rôle capital à jouer. Chacun comprendra qu’il ne fait pas qu’elle disparaisse, qu’il faut la défendre, comme l’un des moyens de rénovation».
Bien d’autres auteurs se sont fourvoyés, dont certains grands littérateurs, Louis-Ferdinand Céline en particulier, mais nul n’aura mené pareil travail de reconstruction. C’est bien le paradoxe de cette déconstruction permanente qu’entreprend Blanchot au sortir de son expérience de jeunesse, voire sa fascination pour la mort, son pessimisme général, que de constituer cependant des appels à la vie coûte que coûte, pourvue qu’elle soit bâtie sur une exigence éthique. Blanchot n’a jamais re-publié de son vivant ce qu’il avait écrit dans les années trente: il n’aurait pas supporté par exemple que l’on lût ce qu’il disait de Léon Blum, même s’il y eut mille fois pire dans l’antisémitisme du milieu dans lequel il se situait, ce que tout lecteur pourra vérifier à la lecture de ce recueil comparé à d’autres textes des années trente.
À l’été 1940, la tension devenait trop forte et le monde de Blanchot allait basculer doublement, politiquement, comme nous avons tenté de l'expliquer et par une entrée en littérature. A ce titre, voici commence Thomas l’obscur : « Thomas s’assit et regarda la mer. Pendant quelque temps il resta immobile, comme s’il était venu là pour suivre les mouvements des autres nageurs et, bien que la brume l’empêchât de voir très loin, il demeura, avec obstination, les yeux fixés sur ces corps qui flottaient difficilement. Puis une vague plus forte l’ayant touché, il descendit à son tour sur la pente de sable et glissa au milieu des remous qui le submergèrent aussitôt ».
En provisoire conclusion, osons avancer que le travail de pensée et d'écriture que mena inlassablement Blanchot, d'une exigence éthique d'autant plus forte qu'elle fut taraudée par la culpabilité, ne devrait pas être indifférent à des maçons, outre la question du statut de la parole et du silence et nonobstant d'autres aspects qui mériteraient une véritable recherche. Avis aux plancheuses et plancheurs....
Pour un approfondissement du sujet, si vous le désirez, en plus des textes de l'auteur publiés pour la plupart dans la collection l'Imaginaire de Gallimard, citons un ouvrage collectif paru aux presses universitaires de Paris-ouest, réalisé sous la direction d'Eric Hoppenot et Alain Milon: Maurice Blanchot et la philosophie, suivi de trois articles de Maurice Blanchot (2010) et un autre d'Alain Milon seul: Maurice Blanchot entre roman et récit (2013).