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Blog d'étude critique et académique du fait maçonnique, complémentaire de la revue du même nom. Envisage la Franc-Maçonnerie comme un univers culturel dont l’étude nécessite d’employer les outils des sciences humaines, de procéder à une nette séparation du réel et du légendaire et de procéder à la prise en compte de ce légendaire comme un fait social et historique.

Réflexions sur une forme de néo-paganisme 2.0

Stéphane François

Le néo-paganisme est fréquemment perçu de trois manières différentes : une tentative de réactivation de vieux cultes ethniques, une invention de cultes à prétention historique, très fréquemment non ethniques ou, enfin, un paganisme philosophique, c’est-à-dire la création à notre époque d’une cosmologie étrangère aux monothéismes, qui se manifeste par un engagement politique couramment identitaire. À cela, nous pensons qu’il est possible d’en rajouter une quatrième que nous avons peu analysée jusqu’à présent : le néo-paganisme postmoderne qui relèverait seulement d’un bricolage. Pour asseoir notre propos, nous étudierons ici une forme hypermoderne de néo-paganisme : le « techno-chamanisme », compris comme un « techno-paganisme ».

Le techno-chamanisme est une variante postmoderne du néo-chamanisme : il renvoie à la fois à l’idée que la musique rythmique contemporaine (techno, musique industrielle tribale en particulier) permet d’atteindre l’état de transe et d’entrer en contact avec d’autres mondes et que le musicien est un néo-chaman faisant l’intermédiaire entre notre monde et les autres en ouvrant l’esprit de ceux qui écoutent sa musique. Il s’agit également de la rencontre du new age californien, en particulier de son néo-chamanisme, de la technologie numérique et des contre-cultures informatiques. De ce fait, il s’inscrit dans le cadre plus large du techno-paganisme. Ce dernier terme est une expression générique qui se réfère à la fois à l’intégration de la technologie dans les expressions religieuses païenne (1/utilisation des mondes virtuels et des ordinateurs dans les pratiques rituelles ou divinatoires ; 2/utilisation des téléviseurs, des fours et autres objets dans les pratiques rituelles ou divinatoires) ; à l’intégration de signes modernes (logos de publicité, de marques, etc.) dans la création de sceaux magiques ; et enfin à l’idée que le monde spirituel et naturel ne se termine pas là où l’humanité commence. Comme les êtres humains sont naturels, ce que les humains créent serait aussi naturel : les bâtiments, les routes, les voitures, les ordinateurs, et autres éléments de la vie moderne.

Pour les techno-païens, le techno-chamanisme imprégnerait tout l’univers d’Internet. Ainsi, le web serait constitué de consciences isolées qui seraient reliées entre elles par le réseau informatique mondial. Nous serions donc en présence d’une « cyber spiritualité ». Ce techno-chamanisme peut être vu comme la subculture inventée par des informaticiens adeptes du néo-paganisme. Des écrivains cyberpunks, comme William Gibson ou Bruce Sterling ont participé à l’élaboration de cette nouvelle mythologie électronique en créant des mondes virtuels cohabitant avec le nôtre dans un futur proche. Ils ouvert le champ d’un possible spiritualisme en sous-entendant qu’il existerait d’autres réalités. Mais surtout, cette cyber-spiritualité tend à répondre au désenchantement du monde, en cherchant de nouvelles formes de sacré.

Le techno-chamanisme peut-être analysé comme une tentative de dépasser la sécularisation des sociétés de la fin du XXe siècle, mais également d’intégrer à ce désir de réenchantement les bouleversements technologiques de cette période, via l’utilisation, par exemple, de l’ordinateur à des fins magiques. En ce sens, le techno-chamanisme est très proche de l’occultisme de la fin du XIXe siècle qui utilisait les découvertes scientifiques de son époque pour maintenir du sacré, et du new age issu de l’occultisme et qui associe dans ses pratiques spirituelles technologie et textes sacrés dont il est d’ailleurs l’un des héritiers. En effet, le techno-chamanisme, par son origine partiellement issu du new age, fait le lien entre la contre-culture psychédélique des années 1960 et celle informatique des années 1990. Il ne faut pas oublier que certains des pionniers de l’informatique provenaient également de la contre-culture des années 1960.

La manifestation la plus spectaculaire du techno-paganisme -et donc du techno-chamanisme- est la façon dont certains se servent de leur ordinateur personnel pour appliquer des rituels néo-païens ou des pratiques magiques. En effet, des techno-païens intègrent les réalités virtuelles, ainsi que l’informatique (ordinateurs et programmes) dans les pratiques rituelles ou divinatoires : à l’instar de la magie du chaos, des programmes informatiques peuvent être utilisés dans l’élaboration de formules magiques.

De fait, l’ordinateur peut être vu comme une « machine magique », au fonctionnement incompréhensible, chargée de mystères et de puissance. Pensons à notre attitude devant ces machines, en particulier lorsqu’elles tombent en panne : nous sommes complètement dépassés, incapables de les réparer ou de les faire fonctionner. Même pour les programmeurs et les concepteurs de circuits électroniques, l’ordinateur reste une chose qui dépasse l’entendement : une machine capable d’accomplir des millions d’opérations par seconde est tout bonnement trop complexe pour être entièrement comprise par un cerveau humain.

Les techno-païens utilisent également des téléviseurs, des fours et autres objets électriques dans ces mêmes pratiques rituelles ou divinatoires : le naturel, les objets classiques de la magie, disparaissent, laissant la place à l’intrusion de la technologie dans la magie. Cette idée était en germe dans le Neuromancien de William Gibson : ce terme est composé de « neuro » (« intelligence » ici artificielle) et « mancien » (devin, mage). William Gibson l’a construit sur le modèle du mot « nécromancien », ce mage qui prédit l’avenir par l’invocation des morts. Par un jeu d’allers-retours d’influences mutuelles, les auteurs cyberpunks se nourrissent du techno-paganisme. Ainsi, ce dernier a été une source d’inspiration pour William Gibson : son deuxième roman, Comte Zéro, paru en 1986, fusionne vaudou haïtien et nouvelles technologies.

Plus largement, ce techno-paganisme se manifeste par la mise en place de communautés virtuelles sur le Web : création et animation de « chats », de forum, de sites, de blogs, etc. parfois éphémères, abolissant les frontières, les cultures et la géographie. Les lieux sacrés du néo-paganisme classique laissent la place à des lieux virtuels sur le réseau, les sites devenant petit à petit les nouveaux temples de l’ère Internet. Cette forme de paganisme, bien qu’elle soit hypermoderne, se situe, une fois les oripeaux technologiques enlevés, dans la continuité de l’occultisme fin-de-siècle : les techno-païens et/ou les techno-chamans cherchent à concilier primitivisme et modernité technologique.

Il est intéressant de noter que ces milieux, certes des plus minoritaires, n’intéressent que très peu les chercheurs, tant en France qu’à l’étranger : le monde scientifique anglo-saxon, pourtant rapide à étudier les évolutions des sociétés occidentales, n’ont produit que très peu d’études sur ces nouvelles formes de néo-paganisme. Ainsi, une revue comme Pomegranate, sous-titrée « International Journal of Pagan Studies », considérée comme une revue de référence dans l’étude des phénomènes néo-païens, n’a consacré aucun article au « techno-paganisme » ou au « techno-chamanisme ».

À l’instar de l’occultisme avec lequel il est lié –il en est parfois l’un de ses héritiers–, le néo-paganisme évolue en fonction des progrès techniques. Il intègre ces évolutions dans le cadre de ses pratiques cultuelles, de deux façons. La première, au sens propre : la technique est utilisée à des fins magiques, rituelles. La seconde d’une forme plus relativiste : dans le monde postmoderne dans lequel tout se vaut, la perte du sens des pratiques « magiques » traditionnelles se perd au profit d’un bricolage à la fois individuel et relativiste… Dans notre monde de communication saturé de signes et de messages publicitaires, pourquoi ne pas utiliser les logos des marques pour en faire des sceaux magiques ? Quoi qu’il soit, le chercheur travaillant sur les nouveaux mouvements religieux se doit de garder l’esprit ouvert et de regarder ces nouvelles pratiques non pas avec mépris, mais avec un œil curieux. Le monde change et il doit voir et analyser ces changements.

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