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Blog d'étude critique et académique du fait maçonnique, complémentaire de la revue du même nom. Envisage la Franc-Maçonnerie comme un univers culturel dont l’étude nécessite d’employer les outils des sciences humaines, de procéder à une nette séparation du réel et du légendaire et de procéder à la prise en compte de ce légendaire comme un fait social et historique.

Pourquoi étudier les discours irrationnels ?

Stéphane François

[Nous reprenons, avec son autorisation, les extraits de l’introduction faite par Stéphane François à l’ouvrage collectif qu’il a dirigé : Un XXIème siècle irrationnel ? Analyses pluridisciplinaires d’une pensée alternative, éditions du CNRS, 2018. Avec des contributions d’Alexandre Moatti, Alain Ghiglia, Jean-Loïc Le Quellec, Julien Giry, Emmanuel Cherrier, Damien Karbovnik, Philippe Rigaut et Laurent Courau. Précédemment publiés sur TempsPresents.com et LaSpirale.org]

L’irrationnel peut être défini succinctement comme un mode de pensée qui se situe en dehors du domaine de la raison ou qui s’y oppose. Il existerait trois formes d’irrationnel : une première, l’irrationnel comme obstacle, qui permet la reconquête de la rationalité ; une deuxième, l’irrationnel comme recours, offre le moyen de renouveler et de prolonger l’acte créateur ; une dernière, l’irrationnel par renoncement, serait le véritable rejet du rationnel. Cette approche est intéressante, mais elle ne prend pas en compte l’aspect dichotomique de l’irrationnel : d’un côté, il peut constituer un puissant stimulant à la création et de l’autre, en même temps, tourner le dos à la rationalité la plus élémentaire… Certains promoteurs d’une vision irrationnelle du monde le font de façon naïve, mais sincère, pensant réellement que des concepts aussi divers que l’« histoire » ou la « vérité » peuvent être modulables et soumis à différentes interprétations « alternatives ». Les mêmes affirment que la société issue du rationalisme et promouvant l’idée de progrès serait fondamentalement négative, la science provoquant divers maux. A contrario, ces personnes ont idéalisé une société archaïque, souvent anhistorique, de vie harmonieuse avec la nature où la maladie serait presqu’inexistante et où il ne serait possible de se soigner qu’avec des remèdes naturels.

Bref aperçu historique

De fait, l’irrationnel est le renoncement à la rationalité. L’irrationnel est déraisonnable, au sens propre de ce terme : il s’agit d’un mode d’insertion ou d’appréhension du monde qui n’appartient pas au domaine de la Raison. C’est un fonctionnement illogique, et absurde du point de vue intellectuel, qui peut, cependant, avoir l’aspect de la logique, ayant une cohérence interne biaisée. Un discours irrationnel n’est pas forcément un discours qui peut sembler fou ou dément, bien au contraire : il peut avoir tous les aspects de la démonstration logique. Cela est particulièrement frappant dans le cas des positions pseudo-scientifiques. D’ailleurs les scientifiques ne sont pas immunisés contre les « sirènes de l’irrationnel », certains d’entre eux ayant des postulats irrationnels, voire mystiques… Pensons, par exemple à Fritjof Capra. Il y a aussi le cas des scientifiques « romantiques », spécialistes reconnus dans leur domaine de prédilection, qui pensent avoir découvert quelque chose de totalement nouveau dans une discipline très éloignée de la leur, mais qui ne l’est pas.

Les modes de pensée irrationnels, en particulier religieux, ont dominé l’Occident jusqu’à l’avènement de la modernité scientifique, à compter du xviiie siècle. Dès lors, ils furent évacués progressivement, jusqu’à devenir marginaux. Pourtant, régulièrement, ils réapparaissent, en particulier sous la manifestation de l’ésotérisme et de l’occultisme. Ces modes de pensée irrationnels sont donc réapparus à la fin du xixe siècle, au moment de la technique triomphante ; ce fut le cas dans les années 1930 ; dans les années 1960 et 1970, et enfin, aujourd’hui… Les discours irrationnels connaissent en effet depuis plusieurs années un nouvel essor important : il ne se passe pas un jour sans découvrir une remise en cause d’un vaccin, sans lire un article, voir un documentaire ou entendre une émission de radio, dénonçant les supposés ravages de la rationalité scientifique. Certains essayistes en font même leur fond de commerce vantant les mérites des médecines douces et de la méditation transcendantale, prétendant avoir découvert les causes de l’autisme, et trouvant des raisons d’être dans la mise au jour de complots secrets internationaux. Dans ces discours, l’avenir n’est plus radieux, mais assombri par l’annonce de diverses catastrophes.

L’irrationnel contemporain se nourrit des « fake news » et de la méfiance vis-à-vis de la science et du savoir, qualifiés de « science officielle » ou de « savoir officiel ». Nous serions dans l’ère de la « postvérité », expression alambiquée pour résumer une situation de guerre idéologique. En fait, la pratique des fake news n’est qu’une version actualisée de la propagande et de la désinformation de la part de personnes ayant déclaré la guerre au progressisme et à l’« idéologie du progrès ». Le mot « guerre » est fort, mais c’est le cas : s’il n’y a pas d’État précis, il y a des personnes qui, inconscient ou consciemment, souhaitent mettre à bas le rationalisme scientifique. Ainsi, le créationnisme doit être vu comme une entreprise politique de conquête du pouvoir par des extrémistes fondamentalistes, tant aux États-Unis avec les fondamentalistes évangéliques, qu’en Turquie avec Recep Tayyip Erdoğan qui a fait retirer la théorie de l’évolution d’une partie des manuels scolaires.

Les aspects polymorphes de l’irrationnel contemporain

D’une certaine façon, l’irrationnel relève de la pensée magique, non pas dans la pratique magique en soi, mais dans le fonctionnement de la prise de décision. Il s’agit de trouver des réponses à des questionnements, à des problématiques, par des analogies, par des signes, par des pratiques non scientifiques. Ainsi, l’irrationnel se nourrit du rejet de la science, de la technique, et du progrès scientifique, qui nous amèneraient forcément vers l’apocalypse, vers l’effondrement civilisationnel. Ce rejet de la science est ancien, il date du xixe siècle, mais il se nourrit depuis quarante ans des catastrophes technologiques (Seveso, Bhopal, Three Miles Island, Tchernobyl, Fukushima, etc.) et sanitaires (thalidomide, mediator, la crise de la « vache folle », Minamata, etc.). De la médiatisation de ces crises nait l’idée d’une science « toxique » pour l’humanité, et à laquelle il faudrait tourner le dos pour revenir à des formes traditionnelles de pensée. Ces différents scandales ont eu pour conséquence de développer non seulement l’esprit critique des citoyens, mais aussi une forme d’hostilité vis-à-vis des politiques sanitaires des États. Cela est particulièrement frappant à la fois dans le cas du rejet actuels des vaccins et dans la promotion des médecines dites « douces », notamment l’homéopathie, à l’efficacité plus que contestée.

Les fondements de l’irrationnel sont religieux : il s’agit de trouver une explication à l’existence et au sens de la vie par l’invention d’une action divine. Alors tout fait sens, l’action de Dieu, des Dieux ou de la Nature personnifiée (ou de l’« énergie », cela peut varier à l’infini suivant les discours), est partout, Dieu ou les Dieux étant omniprésent, omniscient et omnipotent. En outre, la religion est irrationnelle à un autre niveau, celui de l’émotion. La religion ne parle pas à la Raison, mais aux émotions, aux sens. Pourtant, la religion développe une sorte de rationalité irrationnelle qui lui est propre, au travers notamment de la métaphysique. Le fanatisme, par son dogmatisme absurde, relève également de l’irrationalisme, tant au niveau religieux que politique.

La rationalité de l’irrationnel n’est pas le propre de la religion. Nous la voyons à l’œuvre dans les pratiques pseudo-scientifiques des chercheurs du paranormal. En effet, entre la fin du xixe siècle et la première moitié du xxe, période du scientisme triomphant, certains de ses acteurs ont souhaité étudier « rationnellement » l’irrationnel, en particulier les phénomènes parapsychologiques (fantômes, maisons hantées, etc.). À la fin du xixe siècle, les occultistes désiraient maintenir un espace ouvert entre la science et le spirituel, allant à contre-courant de la sécularisation et du scientisme de leur siècle. C’est dans ce contexte, et dans cette logique, que fut fondé en France en 1919 l’Institut Métapsychique International. Après-guerre, cette pratique est restée chez certains pseudo-scientifiques. L’un des plus beaux exemples français reste le gendarme Émile Tizané. Ce capitaine de gendarmerie s’intéressa durant sa carrière aux phénomènes inexpliqués : poltergeist, maisons hantées et même ovnis après son départ en retraite. Pour ce faire, il appliquait les méthodes d’investigation de la gendarmerie à ces phénomènes. Aujourd’hui, ces pratiques font la joie des amateurs d’émission de télévision portant sur les « chasseurs de fantômes », comme « Ghost Hunters ».

Mais l’irrationnel est aussi plus que cela : en politique, il ne met pas en avant des pratiques magiques au sens propre, il propose des mythes mobilisateurs à destination des foules. Nous trouvons cette pratique dans les populismes et dans les totalitarismes, qui peuvent d’ailleurs être des populismes (national-socialisme, fascisme). L’irrationnel politique, par sa mobilisation de mythes, peut, et doit, être vu comme l’expression d’une religion séculière. Il cherche des boucs émissaires, il propose des solutions simplistes aux malheurs d’un peuple, d’une population, souvent de nature conspirationniste. Cependant, l’irrationnel n’est pas forcément un complotisme, mais le complotisme relève de l’irrationnel… La forme d’irrationnel politique la plus connue est évidemment le national-socialisme, mélange d’irrationalité brutale et de rationalité glaciale. De fait, les études sur le national-socialisme mettent en avant soit l’aspect irrationnel du régime et de la société allemande de l’époque, comme l’a montré le philosophe marxiste Georg Lukács dès 1954, soit son extrême rationalité. D’un côté, les nazis furent parmi les premiers à lancer une campagne scientifique contre le cancer ; de l’autre, Himmler était passionné par l’occultisme et le néopaganisme… mais il a organisé rationnellement l’assassinat industriel des Juifs et Tziganes d’Europe.

Pourquoi étudier l’irrationalité au xxie siècle ?

L’irrationnel fait irruption aujourd’hui dans un monde trop rationnel, semant le désordre, l’inattendu et choquant. Vivre dans un monde rationnel est ennuyeux. Il n’y a plus de magie, de mystère. Il est parfois compréhensible de voir des personnes chercher à réenchanter le monde. En Occident, la dernière grande tentative de réenchantement du monde fut la période hippie. Malgré un progressisme affiché, les hippies étaient influencés par des théoriciens de l’ésotérisme contre-révolutionnaires comme le Français René Guénon et l’Italien Julius Evola, ou comme l’historien des religions Mircea Eliade, proche intellectuellement des deux précédents… À la même époque, l’irrationalisme a été diffusé et même promu par une revue française à l’audience internationale, Planète, née du succès des ventes d’un best-seller, Le Matin des magiciens de Louis Pauwels et Jacques Bergier. En effet, cette revue s’en prenait aux « scientistes », aux « mandarins et Messieurs en noir » représentants d’une science supposée sclérosée et conservatrice. Les auteurs de cette revue plaidaient pour un « changement de paradigme », c’est-à-dire une révolution scientifique, foncièrement irrationnelle et archaïsante. À l’instar des occultistes du xixe siècle, Planète souhaitait réconcilier la science et les spéculations métaphysiques, notamment au travers la défense des thèses du jésuite, théologien et paléontologue Pierre Teilhard de Chardin, comme aussi par l’art et la littérature, en particulier fantastique.

Il est vrai que l’art et la littérature, milieux ouvert à l’irrationnel, permettent la création de mondes oniriques, magiques, religieux, voire de réalités alternatives. Nous pouvons prendre l’exemple du surréalisme. Ses principaux animateurs, dont André Breton, ont fait des études scientifiques. Breton était médecin. Pourtant, en réaction à la guerre qui l’avait traumatisé, il a rejeté le rationalisme pour se passionner pour l’onirisme, pour la psychanalyse et pour l’occultisme. Les surréalistes étaient fascinés, et influencés, par le symbolisme fin-de-siècle, lui-même marqué par l’ésotérisme et l’occultisme. D’ailleurs, l’une de ces figures, le célèbre Gérard Encausse, plus connu sous son nom de mage « Papus », était également médecin. Nous pourrions multiplier les exemples dans les contre-cultures et les avant-gardes artistiques.

Il devient donc nécessaire de nous demander pourquoi ces thèmes irrationnels réapparaissent de façon toujours récurrente, en touchant à chaque fois des publics très divers. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, l’irruption de l’irrationnel dans nos sociétés occidentales n’est pas récente : il s’est manifesté à la fin du xixe siècle au travers de l’occultisme, de l’ésotérisme ou du retour à la foi –catholique, tendance catholicisme intransigeant. Déjà, à cette époque, cet irrationalisme, influencé par des auteurs contre-révolutionnaires comme Joseph de Maistre ou Lois de Bonald, était consubstantiel d’un rejet de la modernité, tant politique que technicienne. Ces idées, qui semblent être propre à notre époque de modernité finissante.

De fait, l’irrationnel échappe à tout contrôle. En effet, la pensée irrationnelle sort des cadres établis, se manifestant par l’attrait pour les « sciences alternatives », par le fanatisme, politique ou religieux, par le rejet de la science, etc. sapant les fondements des sociétés occidentales nées des Lumières. Si cet ensauvagement peut avoir une face lumineuse, il a surtout une face sombre, en incitant les personnes à croire en des chimères, quoiqu’en disent les tenants de la postmodernité, tel Michel Maffesoli. Les thèses postmodernes ne sortent pas du néant. Elles ont été influencées par des philosophes allemands, en particulier par Friedrich Nietzsche et par le très nazi Martin Heidegger. Ceci dit, l’intrusion de l’irrationnel n’est pas récent en philosophie. Outre les exemples cités, pensons à Henri Bergson et à son vitalisme. Les thèses postmodernes sont aussi perméables aux postulats psychanalytiques, notamment ceux de Carl-Gustav Jung, dont les thèses ont été réfutées par Jean-Loïc Le Quellec.

L’une des clés permettant la compréhension de cette volonté de réenchanter le monde par des spiritualités alternatives serait à chercher dans la réapparition de valeurs archaïques et d’enracinements dynamiques au sein de nos sociétés. Cette résurgence irrationnelle s’opposerait à la modernité, qui ne serait qu’une forme laïcisée de la réduction judéo-chrétienne et qui trouverait son aboutissement dans le rationalisme moderne. Il existerait donc une forme d’irrationalisme culturel qui se manifesterait par des pratiques culturelles persistantes depuis l’Antiquité, comme la magie. L’étude systématique des différents aspects de l’irrationnel contemporain permet la compréhension du monde dans lequel nous vivons, surtout de ses crises et doutes. Il est donc nécessaire de les étudier sans a priori, afin de comprendre pourquoi certaines personnes utilisent des arguments datant qu’il y a cent-cinquante ans pour rejeter les vaccins, pourquoi les théories du complot ont autant de succès, pourquoi certains pensent qu’une science « alternative » serait possible, pourquoi certains, au xxie siècle s’imaginent encore que la Terre est plate, ou plus innocemment pourquoi certaines personnes, à l’éducation rationnelle, parlent à leurs défunts...

Ces actions irrationnelles ont pu être analysées comme une volonté de réenchanter le monde dans un monde désenchanté, en lien avec la chute de la pratique religieuse. Ce serait une forme de transfert, l’encadrement de l’irrationalité par les religions ne se faisant plus. Cela est juste en ce qui concerne l’attrait pour les « sectes » et pour les formes hétérodoxes de la religion ou de la spiritualité. Par contre, il est plus difficilement soutenable en ce qui concerne certaines pratiques. Ainsi, les catholiques sont plus enclins que d’autres groupes sociaux/religieux à pratiquer la « médecine homéopathique », et ce depuis l’essor de l’homéopathie au début du xixe siècle.

Il ne s’agit pas de nier l’aspect religieux ou mystique de certaines pratiques sociales ou politiques, mais de les insérer dans une réflexion plus large sur la fin des « grands récits ». En effet, depuis le début des années 2000, un grand nombre de sites Internet et de blogs, majoritairement militants, offre au lecteur une promotion de l’irrationalité en tant qu’alternative au discours technoscientifique, offrant ainsi au regard de l’observateur une cosmologie, une « vision du monde », une ontologie, qui lui est propre. Malgré cette effervescence, peu de chercheurs ont tenté d’analyser ces discours et les visions du monde qui les sous-tendent. Il est vrai que la nature sulfureuse et orientée de ces thématiques est souvent perçue comme rebutante, et qu’elle suscite chez les chercheurs la crainte d’être confondus avec les rédacteurs de publications pseudo-scientifiques promouvant une pensée irrationnelle.

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