Blog d'étude critique et académique du fait maçonnique, complémentaire de la revue du même nom. Envisage la Franc-Maçonnerie comme un univers culturel dont l’étude nécessite d’employer les outils des sciences humaines, de procéder à une nette séparation du réel et du légendaire et de procéder à la prise en compte de ce légendaire comme un fait social et historique.
Stéphane François
L’étude de l’usage militant du Web par l’extrême droite permet la compréhension de ses stratégies pour diffuser ses idées dans des milieux sociologiquement éloignés du sien. Cette forme de militantisme est nécessaire pour de petites formations qui ne comprennent que quelques centaines de militants : le web permet une démultiplication du militantisme, la faiblesse numérique étant remplacée par un sur-activisme virtuel… La principale stratégie de communication des groupes ou sites étudiés peut être définie par ce que nous appelons une forme de « gramscisme numérique ». Le gramscisme, doctrine théorisée par l’idéologue marxiste italien Antonio Gramsci (1860-1937), peut être résumé comme une réflexion sur la prise du pouvoir culturel, c’est-à-dire sur la nécessité pour un groupe révolutionnaire de dominer le débat intellectuel et culturel, de créer une hégémonie idéologique, afin d’y diffuser ses idées et surtout de les rendre banales et naturelles pour la majorité. Il s’agit en effet de chercher une adhésion spontanée, un consentement, de l’opinion publique. Cette perspective gramscienne du combat culturel a été initiée à l’extrême droite par la Nouvelle droite dans les années 1970. Alain de Benoist et les animateurs du Groupement de recherche et d'études pour la civilisation européenne (GRECE), ayant découvert chez le philosophe marxiste Antonio Gramsci l’importance du combat culturel dans la prise du pouvoir par un parti politique, abandonnent à la fin des années 1960 la politique immédiate pour la réflexion doctrinale et le combat culturel, ce qu’ils appellent, à la suite de Julius Evola, la « métapolitique » (Alain de Benoist, « Gramsci et la conquête du pouvoir culturel », Le Figaro dimanche, 11-12 mars 1978). L’objectif était de manipuler l’opinion publique par la diffusion et la banalisation d’idées précises dans les grands médias, en particulier Le Figaro Magazine investi, entre 1978 et 1980, par les militants de la Nouvelle droite.
Un usage numérique de la désinformation
Cette approche est nécessaire pour comprendre la banalisation de certains thèmes d’extrême droite (« remigration », racisme antimusulman, l’immigration vue comme une colonisation, etc., nous le répétons), dans le cadre d’une guerre culturelle. Pour se faire, il est nécessaire d’aborder la problématique par une approche chrono-thématique qui offre une vision d’ensemble, étudiant des quelques sujets très mobilisateurs : la métapolitique, l’usage des rumeurs et de la théorie du complot, la réinformation et l’usage stratégique du confusionnisme (les deux dernières catégories relevant de ce que l’on appelait par le passé de la « propagande », savant mélange de faux et de vrai et surtout de thèmes d’extrême droite édulcoré fusionnant avec des références apolitiques ou de gauche/extrême gauche).
Il s’agit donc également d’une analyse de l’usage par l’extrême droite de la « bataille des idées », abandonnée semble-t-il par une gauche à bout de souffle et surtout à bout d’idées mobilisatrices. Combattre l’extrême droite ne se résume pas en effet à scander dans des manifestations « F Haine »… Il est nécessaire d’analyser les idéologies, les discours et leurs évolutions. En effet, il faut comprendre que le culturel s’est autonomisé du politique, les symboles politiques ayant perdu, pour beaucoup, leur signification. De ce fait, il est aisé pour l’extrême droite de les récupérer et d’en inverser la signification. Le groupuscule Égalité & réconciliation d’Alain Soral, la Nouvelle droite d’Alain de Benoist par exemple sont rompus à ces récupérations et participent à ce que certains commentateurs appellent le « confusionnisme » : une stratégie mêlant des éléments de gauche à ceux de la droite radicale, renversant les valeurs au profit de groupes ouvertement d’extrême droite.
Une étude approfondie montre que ces usages relèvent de la désinformation. Elle peut être défini comme une technique de manipulation de l’opinion publique par la diffusion d’informations fausses, véridiques mais tronquées, ou véridiques avec l’ajout de compléments faux. L’objectif est de donner une image erronée de la réalité, à des fins politiques ou militaires, à une opinion publique d’un camp adverse. Il s’agit donc d’une transformation de l’information initiale par une dénaturation de celle-ci.
Nous pouvons distinguer six éléments caractérisant la désinformation : la déformation de la connaissance, l’intention de tromper (qui distingue le mensonge de l’erreur involontaire), les motifs de ce mensonge, l’objet de ce mensonge, ses destinataires, ses procédés. En ce sens, la désinformation est également une technique qui vise à substituer l’idéologie à l’information. La désinformation a été fréquemment utilisée durant la Guerre froide, dans le cadre de la guerre « antisubversive », théorisée et mise en pratique par les milieux anticommunistes, nationalistes, ou se battant contre l’indépendance des pays colonisés de l’après Seconde Guerre mondiale, afin de donner une image, soit négative, soit positive, d’une idéologie, d’un régime ou d’un État : image négative de l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS) et du communisme, image négative des fellaghas algériens durant la guerre d’Algérie, image positive du régime raciste sud-rhodésien ou du système de l’apartheid sud-africain et a contrario image négative des membres de l’African National Congress (ANC), dont Nelson Mandela, présentés comme des terroristes, etc.
De nos jours, la pratique de désinformation provient principalement d’« agences de presse » issues de groupes extrémistes de droite, cherchant à se présenter comme neutres, tel Novopress du Bloc identitaire. L’objectif actuel de l’extrême droite est de diffuser des informations réelles, mais tronquées ou manipulées, dans un sens favorable aux idéaux de ces groupuscules, voire de les faire passer comme provenant d’une source amie ou neutre, afin : 1/ d’imposer un point de vue ; 2/ d’influencer une opinion ; 3/ d’affaiblir un ennemi. Ces sites de désinformation se présentent également par un jeu de permutation comme des sites alternatifs, de « ré-information », la désinformation étant le fait, selon eux, des médias « officiels ».
La fonction de la présentation gramscienne, dans le discours extrémiste de droite, relève de l’investiture : elle consiste à se sanctionner et sanctifier, en se faisant connaître et reconnaître dans une différence stratégique et doctrinale socialement acceptable. Elle a aussi pour objectif de faire connaître ces partis, groupes ou sites auprès de l’opinion publique, ainsi que de lui donner une façade de légitimité, d’échanger une image négative contre une « bonne image » de marque, respectable. Ces militants tentent, via un activisme tout azimut sur la Toile, d’imposer une hégémonie culturelle, en passe d’être réussie, et d’imposer à l’opinion publique ses thématiques et ses prises de positions. Cet activisme numérique est primordial pour eux : ainsi le Bloc identitaire (devenu Les Identitaires en juillet 2016), qui est né au moment ou Internet prend son essor et se démocratise en France, mise tout sur le cyber-militantisme, théorisé par le vieux militant d’extrême droite qu’est Jean-Yves Le Gallou, théoricien de la « réinformation ».
Des professionnels de la désinformation et de la propagande
Issu de la Nouvelle droite et du Club de l’horloge, Jean-Yves Le Gallou fut le théoricien de la « préférence nationale » au milieu des années 1980 pour le Front national avec son ouvrage : La Préférence nationale. La réponse à l’immigration (Albin Michel, 1985). Lors de la tentative de putsch de Bruno Megret, il le suivit dans la scission du Mouvement national républicain (MNR). Après l’échec de cette tentative, il délaissa le combat politique. Il se réorienta vers le combat culturel et la « réinformation ». En 2003, il crée la Fondation Polémia, active sur Internet, dans le but de combattre le « politiquement correct » des médias « traditionnels ». Tous les ans, cette fondation décerne des « Bobards d’or », destiné à mettre en avant les supposés mensonges des médias dominants (sur l’extrême droite, l’immigration, etc). En 2012, il lance, avec Claude Chollet, lui-aussi du GRECE, l’Observatoire des journalistes et de l’information médiatique (OJIM), qui surveille les journalistes des grands médias et rédige des fiches biographiques les concernant. Enfin, en 2014, pour diffuser les thèses de l’extrême droite, en particulier identitaires, il crée TV Libertés, une chaîne de télévision sur Internet. Il est aussi le cofondateur, en 2014 toujours, de l’Institut Illiade, qui promeut la pensée de l’historien d’extrême droite Dominique Venner sur la continuité ethnique de la population européenne depuis la Préhistoire. Il est considéré comme un exemple à suivre par les Identitaires.
Le Bloc identitaire a perçu, dès sa fondation, les intérêts d’une « hybridité organisationnelle » pour diffuser leur argumentaire. Contrairement aux autres partis et mouvements politiques, Les Identitaires ont consciemment mis en place une stratégie numérique prédéfinie par ses instances dirigeantes. Cet intérêt pour les nouvelles technologies et façons de communiquer est lié à la personnalité de leur leader, Fabrice Robert. Celui-ci travaille dans le milieu de la communication informatique (il est notamment le fondateur de l’agence de presse Novopress) et sera pour beaucoup dans l’adoption de cette stratégie numérique. L’originalité de cette stratégie repose sur l’utilisation d’outils et d’interfaces mettant à contribution les internautes en terme de propositions de contenus, de partage de connaissances et d’actions : au delà de la réactivité que permet l’utilisation d’internet pour un tel mouvement et de l’interactivité propre à ce média, c’est dans l’inter-créativité de chacun (militants, sympathisants, visiteurs) que Les Identitaires tireront leur épingle du jeu.
La mise en place d’un forum de discussion ouvert à tous et la valorisation de cet espace participe de la mise en œuvre d’une « praxis de la contribution », véritable moteur de l’activisme des Identitaires en particulier et des mouvements nés sur internet en règle générale. Les dirigeants identitaires ont donc optés pour une stratégie gramsciste consistant à concentrer la bataille sur le plan culturel en redéfinissant à la fois la posture, la vision du monde et les moyens utilisés pour diffuser leur pensée et augmenter leur influence au sein des droites radicales et au-delà. Il s’agit, à travers les différentes actions que Les Identitaires lancent, d’imposer des problématiques, des thématiques dans divers domaines.
Cet activisme numérique, permet aux partis politiques et aux groupuscules d’étendre leur champ d’action. En effet, le Web politique se présente comme un ensemble d’espaces multiples d’information, de mobilisation, de débat, et de conversation, qui s’agrègent entre eux. Enfin, ces espaces numériques ont un statut parfois ambigu : mi-politique, mi-page personnelle, ni espace privé, ni espace public… L’analyse de ces hybridations a plusieurs intérêts scientifiques : elle permet de revenir sur les différentes stratégies mises en place pour gagner la « bataille des idées », depuis la prise de contrôle de médias « mainstream » comme le Figaro Magazine, entre 1978 et le début des années 1980, à l’omniprésence sur Internet en passant par la volonté d’élaborer une contre-culture nationaliste, ou nationaliste-révolutionnaire, s’infiltrant dans la contre-culture.
Ensuite, ces hybridations numériques sont aujourd’hui novatrices : elles n’ont été que très peu étudiées, à l’exception de La Fachosphère, une enquête des journalistes Dominique Albertini et David Doucet (Flammarion, 2016). Au contraire, l’activisme violent des militants d’extrême droite est très étudié, à la fois par les militants d’extrême gauche et par les universitaires, car il fait peur. Cependant, il ne faut pas oublier que le nombre de ces militants violents reste restreint. En effet, nous sommes face à quelques centaines de personnes, guère plus, mais qui sont motivées et, parfois, comme nous l’avons vu, prêts à passer à l’action. Pensons, par exemple, à ces militants marseillais dirigés par Logan Alexandre Nisin, qui cherchaient à tuer des personnalités politiques et à commettre un attentat contre une mosquée. Le danger ne vient plus de tentatives fantasmées de coups d’État –les militants ne sont pas assez nombreux et n’en ont pas les capacités physiques et structurelles de le faire–, mais d’éléments seuls et déterminés, sur le modèle du groupuscule allemand, le National Sozialistischer Untergrund (pour « Mouvement clandestin national-socialiste »), qui a commis dix meurtres, neuf de Turcs plus celui d’une femme policier, durant dix ans.
Pour aller plus loin :
ALBERTINI Dominique et DOUCET Doucet, La Fachosphère. Comment l’extrême droite remporte la bataille d’Internet, Flammarion, 2016 ;
BLONDEAU Olivier et ALLARD Laurence, Devenir média. L’activisme sur Internet, entre défection et expérimentation, Amsterdam, 2007 ;
BEAUREGARD Joseph et LEBOURG Nicolas, François Duprat. L’homme qui inventa le Front national, Denoël, 2012.
CAHUZAC Yannick et FRANÇOIS Stéphane, « Les stratégies de communication de la mouvance identitaire. L’exemple du Bloc identitaire », Questions de communication, n°23, 2013 ;
CAMUS Jean-Yves, Le mouvement skinhead en France en 1995. La lutte contre le racisme et la xénophobie, rapport 1995 de la Commission nationale consultative des droits de l’homme. La Documentation française, 1996 ;
CAMUS Jean-Yves et FRANÇOIS Stéphane, « L’extrême droite et la violence », Revue des Sciences Sociales, n° 46, 2011 ;
CHADWICK Andrew, « Digital Network Repertoires and Oraganizational Hybridity », Political Communication, 24 (3), 2007 ;
COCHET François et DARD Olivier (dir.), Subversion, antisubversion, contre-subversion, Riveneuve éditions, 2010 ;
DURANDIN Guy, L’Information, la désinformation et la réalité, Presses universitaires de France, 1993 ;
GREFFET Fabienne (sous la dir.), Continuer la lutte.com. Les partis politiques sur le web, SciencesPo, 2011 ;
HUYGHE François-Bernard, L’Ennemi à l’ère numérique. Chaos, information, domination, Presses universitaires de France, 2001 ;
LAMB Christopher et SCHOEN Fletcher, Deception, Disinformation, and Strategic Communications: How One Interagency Group Made a Major Difference, National Defense University Press, 2012;
LEBOURG Nicolas, « La dialectique néo-fasciste, de l’entre-deux-guerres à l’entre-soi », tempsprésents.com, 28 septembre 2008 ;
LEBOURG Nicolas et SOMMIER Isabelle (sous la dir.), La Violence des marges politiques en France des années 1980 à nos jours, Riveneuve, 2017 ;
Et de Stéphane FRANÇOIS :
« L’extrême droite “folkiste” et l’antisémitisme », Le Banquet, n°24, 2007 ;
Les Néo-paganisme et la Nouvelle Droite (1980-2006), Archè, 2008. ;
« Géopolitique des Identitaires », Les Cahiers rationalistes, n°601, 2009 ;
L’écologie politique : une vision du monde réactionnaire ?, éditions du Cerf, 2012 ;
Avec Nicolas LEBOURG, « Dominique Venner et le renouvellement du racisme », tempsprésents.com, 23 mai 2013 ;
« L’extrême droite française et l’écologie », Revue française d’histoire des idées politiques, n°44, 2016 ;
Avec Nicolas LEBOURG, Histoire de la haine identitaire. Mutations et diffusions de l’altérophobie, Presses universitaires de Valenciennes, 2016 ;
« Mythes et niveaux pratiques de la violence au sein du Bloc identitaire », in Nicolas Lebourg & Isabelle Sommier (dir.), op. cit. ;
« L’écologie par-delà les clivages politiques », in Olivier Hanse, Annette Lensing & Birgit Metzger (sous la dir.), Mission écologie. Tensions entre conservatisme et progressisme dans une perspective franco-allemande, Peter Lang, 2018.