Blog d'étude critique et académique du fait maçonnique, complémentaire de la revue du même nom. Envisage la Franc-Maçonnerie comme un univers culturel dont l’étude nécessite d’employer les outils des sciences humaines, de procéder à une nette séparation du réel et du légendaire et de procéder à la prise en compte de ce légendaire comme un fait social et historique.
Yolande Bacot
Il faut le dire d’entrée, Antidémocratie de Sandra Laugier et Albert Ogien (La Découverte, 2017) date d’avant le mouvement des Gilets jaunes puisqu’il a été publié en octobre 2017. À sa lecture, on se prend à regretter que les auteurs n’aient pas attendu pour publier leur ouvrage, tant on aurait aimé qu’ils intègrent ce phénomène social à leur analyse. Sandra Laugier et Albert Ogien se livrent, en effet, à une étude rigoureuse voire même parfois un peu pédagogique des phénomènes et événements que traversent nos sociétés aujourd’hui, ceux-ci témoignant aussi bien de ce qui contredit la démocratie que de ce qui la réinvente dans les marges.
Leur méthode se fonde sur une enquête conceptuelle effectuée sur un mode sociologique et philosophique à partir du concept d’antidémocratie et des pratiques auxquelles il renvoie. L’ambition des auteurs est rien moins que de continuer « à démocratiser la démocratie et identifier et démonter l’antidémocratie. » C’est à cette dernière tâche qu’une très large partie de l’ouvrage est consacrée.
Mais quid de l’antidémocratie ? Selon la définition qui en est donnée, elle réside dans « le mode de pensée qui conduit à se défier a priori des citoyen.ne.s ordinaires et à considérer l’idée de leur confier la gestion des affaires publiques comme insensé (…) ». Elle nomme tout ce qui s’oppose au principe d’égalité absolue de chacun.e. Ce qui a contrario définit la démocratie. Elle est conçue, ici, comme une forme de vie que doit servir la démocratie entendue comme institution. À cet égard, les auteurs pointent le fait que le désir de transformation et de perfectionnement inhérent à la démocratie comme forme de vie est sans cesse battu en brèche par la démocratie comme institution, ce que l’histoire et surtout notre actualité ne laissent pas de démontrer.
S’agissant des formes que prend le courant antidémocratique qu’ils jugent de plus en plus prégnant, Sandra Laugier et Albert Ogien s’arrêtent assez longuement sur le recours extensif et indifférencié au terme de « populisme » utilisé pour qualifier des situations tellement contradictoires qu’il ne sert plus qu’à délégitimer toute position quelle qu’en soit la nature, tout en occultant le vrai problème : les progrès de la pensée antidémocratique. Ceci ne les empêche pas, toutefois, de passer au crible les analyses du populisme faites par Pierre Rosenvallon, Jan Werner Muller ou encore de Chantal Mouffe, dont ils critiquent au passage le concept de populisme de gauche.
De manière un peu surprenante, les auteurs délaissant le politique font, à mi parcours, un petit détour dans l’univers scientifique pour témoigner à travers diverses expériences notamment la biologie de garage qu’il s’opère une appropriation citoyenne de ce champ, preuve que « la science se pense et s’accomplit désormais dans un monde d’humains qui se sentent concernés par elle » et qu’il y a lieu de faire confiance en l’intelligence collective et non plus seulement au petit cercle restreint des experts. Ils procèdent à la même démonstration s’agissant des médias et de l’information en général montrant par là que la revendication de participation citoyenne concerne tous les champs, bien au-delà du seul champ politique.
Partant ensuite d’une analyse rapide des causes soit de l’antidémocratie, soit des revendications d’une démocratie réelle - concentration du pouvoir de décision par des entités politiques supra ou multinationales, financiarisation des économies, élites déconnectées… -, les auteurs soulignent la mutation profonde que connaît, à travers le monde, la société civile dont les membres sont bien résolus désormais à faire entendre leur voix et à exercer leur pouvoir en dehors des partis et syndicats traditionnels qui structuraient jusqu’alors le vie politique.
Le retour sur l’émergence des « partis mouvementistes » issus de rassemblements de rues ou de places tels le Mouvement 5 étoiles, Podemos ou encore Syriza tend à témoigner de cette mutation comme à montrer l’inventivité mise en œuvre pour résoudre cette question transversale à l’ouvrage : « comment rendre compatibles un fonctionnement pleinement horizontal dans l’activité politique quotidienne et une action de gouvernement solide et durable ? ».
L’exemple grec largement explicité à propos de l’exercice de la souveraineté illustre à l’envi la très difficile convergence d’intérêt entre les trois modalités de celle-ci, à savoir la souveraineté d’État, la souveraineté du peuple et la souveraineté partagée issue des traités liant un État à des instances internationales, en l’occurrence européennes. Sandra Laugier et Albert Ogien portent au crédit d’Alexis Tsipras d’avoir respecté un aspect de la souveraineté du peuple, à savoir le maintien de la Grèce dans la zone euro au prix de quelques reniements dictés par le « féroce bras de fer » dont tout un chacun se souvient.
Ces conflits de souveraineté sont l’occasion de dénoncer l’exploitation qu’en font les souverainistes s’estimant « les dépositaires de la bonne définition de la souveraineté et des décisions les plus justes qu’il s’agit de prendre en son nom ». Ce faisant, ces derniers consacrent « l’asymétrie épistémique » qui s’établit entre des personnes qui savent ce qui est bon pour la population des citoyen.n.es ordinaires censément incapables d’avoir un point de vue autonome et légitime.
Si l’antidémocratie se fonde donc sur une approche univoque de la souveraineté, l’identité essentialisée voire racialisée est son autre pilier, à l’exact opposé du « je (=nous) suis Charlie », le slogan symbolique rassemblant des millions de personnes après le massacre de la rédaction de Charlie Hebdo et de l’Hyper-Cacher. Ce je, « qui dans la force de la revendication crée le nous », est celui en lequel s’origine et s’enracine la démocratie, les grands principes qui la fondent n’étant rien s’ils ne sont vécus dans l’intime de chacun.ne.
Mais, les auteurs posent alors la question de qui peut participer de ce je/nous, autrement dit à la conversation démocratique notamment en France où, au nom de la République, est institué un véritable droit d’entrée à la citoyenneté, les idéologues de la République – Régis Debray entre autres - s’employant activement « à dévaloriser la démocratie jugée moins regardante sur la qualité de ceux qui peuvent participer à son service. » Il est proposé judicieusement de renoncer à cette distinction entre République avec « les rudes vertus de la morale » qui l’accompagne et démocratie « pour laisser s’exprimer librement toutes les voix des citoyen.ne.s, même les plus dissonantes, et prendre le temps d’entendre ce qu’elles disent pour en débattre sereinement. » Un propos qui fait un curieux écho avec les rendez-vous hebdomadaires qui scandent la vie sociale et politique depuis novembre.
Quoiqu’il en soit, fourmillent déjà sous la forme de collectifs ad hoc, d’associations indépendantes…, des lieux où s’inventent de nouvelles manières de faire collectif en privilégiant l’autonomie ou de nouvelles pratiques de production, de connaissance… Même si, à la question du rapport à l’exercice du pouvoir, leurs réponses sont très contrastées allant du pouvoir à conquérir parce qu’il est le lieu de la puissance d’agir, au pouvoir, mal absolu, brisant toute velléité d’émancipation, en passant par le pouvoir mal nécessaire, ces expériences bouleversent les hiérarchies établies, instillent l’esprit de la démocratie directe au sein de la démocratie représentative et, osons le dire sous cette forme qui n’est pas celle des auteurs « ringardisent » les professionnels de la politique.
Et de fait, la puissance inventive de tout ce qui se joue en dehors des cadres institués - ce que les auteurs définissent comme « le travail politique que les sociétés font sur elles-mêmes , sur un mode mineur, parfois clandestin et mobilisateur à la fois » - ne donne-t-elle pas une formidable raison d’espérer en l’accomplissement de la démocratie comme forme de vie, n’en déplaise aux antidémocrates de tous bords ?