Blog d'étude critique et académique du fait maçonnique, complémentaire de la revue du même nom. Envisage la Franc-Maçonnerie comme un univers culturel dont l’étude nécessite d’employer les outils des sciences humaines, de procéder à une nette séparation du réel et du légendaire et de procéder à la prise en compte de ce légendaire comme un fait social et historique.
Jean-Pierre Bacot
Comme à l’habitude, la revue publiée par La Découverte qui sort trois numéros par an nous offre des thématiques originales. Le premier article concerne les outrances du mouvement masculiniste aux États-Unis qui, en réaction contre les avancées du féminisme, se crispe sur certains sujets comme la garde des enfants, mais relève plus largement de la peur de perdre à la fois un pouvoir et une masculinité triomphante. Tanguy Grannis, sous le titre « Ces hommes qui détestent les femmes » insiste sur le fait que ce masculinisme peut prendre des formes très violentes.
En miroir, la revue propose la traduction par Émilie Noteris d’un « Manifeste xénophéministe » dû au groupe de Laboria Cubonix. Usant de la théorie à travers postmodernisme, futurisme, pragmatisme, les mélangeant allégrement non sans ironie, multipliant les néologismes, le groupe pose la question de l’accès des femmes à la technologie et propose une « sécularisation émancipatrice ». Faisant exploser les genres, ce manifeste qui prend acte de la domination néolibérale, interroge non sans outrances sur les limites non pas des femmes, mais des champs d’application du rapport à la technologie.
L’article consacré à la « New romance » et ses nuances par Alice Béjà aurait mérité de remonter dans le sommaire et de figurer à nouveau comme miroir des textes sur le masculinisme et l’hyper-féminisme. Il s’agit en effet d’un monde éditorial traditionnel, mais qui suit les changements sociétaux et leurs conséquences sur le marché. Ce qui relevait jadis des fameux « romans à l’eau de rose » s’est transformé avec l’évolution des codes sociaux. C’est le livre Cinquante nuance de Grey qui semble avoir fait exploser le modèle, en générant un nouveau, toujours destiné à un lectorat féminin hétérosexuel, mais introduisant désormais une dimension érotique et qui a rapidement trouvé un public. Ce nouveau style est longuement décrit par l’auteure.
GeKo, dans « Quand le stade déborde sur le mouvement social » se demande si la « culture foot » ne relèverait pas d’un nouvel opium du peuple. Ce qui tient à ce milieu de supporters est cependant compliqué, mélangeant solidarités populaires, masculinisme, expression d’un racisme, tout cela s’entrechoquant avec une contre-culture. À quand -c’est nous qui posons la question- le port de gilets jaunes dans les tribunes ? L’auteur nous propose un joli terrain d’étude sur le populisme dans un de ses doubles aspects bien connus, une bonne ambiance au service d’idées douteuses et un patriotisme d’équipe comme expression réduite du nationalisme.
Dans cette livraison particulièrement dense, on nous permettra d’insister sur l’article de Jean-Marie Durand : « Noms d’oiseau et vacheries entre intellectuels ». Constatant que le milieu académique devient de plus en plus violent, l’auteur commence par plonger dans l’histoire, qu’il s’agisse des Grecs dans l’antiquité ou des polémiques françaises d’après-guerre, il est clair que cette violence des propos entre intellectuels n’est pas une nouveauté. Mais il y avait eu une accalmie. Sur le fait qu’elle soit aujourd’hui de retour, Jean-Marie Durand propose plusieurs explications. D’abord, nombre de chercheuses et chercheurs sont aujourd’hui socialement précarisés et la lutte pour les postes universitaires est devenue féroce dans un contexte de rareté. Ensuite, l’existence d’intellectuels médiatiques fausse les rapports. À des débats théoriques parfois rugueux s’ajoutent deux types de violence, celle des mots et celle des actes effectués souvent en sous-main pour signaler à la vindicte tel ou telle.
Du coup, il devient délicat d’assumer une position critique, au sens noble du terme quand règne le bashing. En effet, quiconque est l’objet d’une attaque en règle en dessus ou en dessous de la ceinture, se retrouve en position délicate pour répliquer et retrouver un espace public policé. Qu’ils soient situés en haut ou en bas de la pyramide, les casseurs sont à l’œuvre.
Suivent cinq articles à dimension internationale. Aux thématiques là aussi originales. David Servenay revient sur le génocide du Rwanda en 1994, comptant sur l’ouverture des archives pour trancher entre les antagonismes. Les points de vue de l’Organisation des Nations unies (ONU), de l’armée française, du Front patriotique rwandais (FPR) hutu, du régime Habyarimana se contredisent et laissent hors d’un possible travail de deuil et d’un consensus historique les quelques 800 000 victimes d’un génocide planifié, en majorité tutsies.
Georges Dupin et Emmanuel Rubio parlent de la Chine comme d’un « empire du blob ». Ce terme issu de la science fiction des années 1950 désignait des créatures venues de l’espace. Il s’agit désormais d’architectures conçues par informatique à l’aspect souvent impressionnant, dont on nous explique qu’elles sont destinées à rivaliser avec l’occident, même si elles restent parfois vides.
L’article suivant pose la question de la politique culturelle européenne comme un véritable enjeu, dans la mesure où les populistes et les nationalistes cherchent à la détricoter. Antoine Pecqueur dans « À Bruxelles, la culture Lost in translation » a mené une enquête dans les couloirs de l’administration du Parlement pour voir de quoi il retournait et quel espoir on pouvait garder de préserver un secteur dans un ensemble où domine le néolibéralisme anglo-saxon.
Nathanaël Amar revient sur la Chine (là aussi, étrange disposition du sommaire) avec un voyage dans un mouvement Punk « Beijing calling » dont les membres se trouvent en situation délicate, mais non conflictuelle avec le pouvoir, celui-ci mariant le libéralisme économique avec une omniprésence du parti communiste. La culture officielle est battue en brèche par ces marginaux, même s’il leur faut parfois supprimer certains textes, remplacer fuck par funk et jouer avec la censure.
Enfin José-Arnaud Dérens et Laurent Geslin nous rappellent que les conflits yougoslaves ne sont pas éteints, avec « Kosovo, les fantômes d’une guerre de gauche ». Contestant la manière dont l’affaire s’est jouée, les auteurs estiment que, notamment pour la population albanaise, rien ou presque n’est réglé, puisque beaucoup de jeunes s’en vont en occident, faisant diminuer artificiellement le chômage local, mais laissant les nationalistes albanais au pouvoir gérer la misère d’une population vieillissante.
160 pages, 15 euros, pour ce numéro 12 de La Revue du Crieur, dans une mise en pages un peu branchouille, mais un contenu original.