Blog d'étude critique et académique du fait maçonnique, complémentaire de la revue du même nom. Envisage la Franc-Maçonnerie comme un univers culturel dont l’étude nécessite d’employer les outils des sciences humaines, de procéder à une nette séparation du réel et du légendaire et de procéder à la prise en compte de ce légendaire comme un fait social et historique.
Julien Vercel
Encore en 2002, l’Académie s’arc-boute contre l’emploi du féminin : « L’oreille autant que l’intelligence grammaticale devraient prévenir contre de telles aberrations lexicales » et parle de « Barbarismes » (Déclaration de l’Académie française, 21 mars). Mais de quoi l’Académie a-t-elle donc peur ?
Parce qu’il lui était déjà arrivée, par le passé, de reconnaître que la langue française avait des lacunes et donc de contribuer à son enrichissement. Ainsi, en 1972 par exemple, elle avait été consultée sans résistance pour franciser les termes techniques relatifs aux ingénieurs, à l’énergie nucléaire et aux infrastructures (Décret du 7 janvier relatif à l’enrichissement de la langue française)... Mais c’était des trucs de mecs ! Des trucs qui restaient aux mains des mecs et qu’il fallait juste « désanglo-saxonniser » !
Alors, de quoi l’Académie a-t-elle donc peur ?
Des expressions comme « Une affaire de Huronnes », « Artificiel créole » ou « Barbarismes » livrent la piste de la première de ses grandes peurs : l’emploi du féminin est venue de la communauté francophone, mais pas de la France. Au Canada, en Wallonie comme à Bamako, la langue a été démasculinisée. La féminisation au Québec s’est imposée par la mobilisation de la société civile quand, ici, en France la langue est l’affaire de l’État.
Et au sein même de l’État, la lutte pour le pouvoir est rude entre le Gouvernement, surtout quand il est de gauche, et l’Académie, surtout quand elle est de droite. C’est d’ailleurs la deuxième grande peur de nos petits hommes verts. En 2005, Maurice Druon affirmait doctement que « Régir la langue appartient à l’Académie, et à elle seule, et non au gouvernement » (« Non à une langue défigurée », Le Figaro, 29 décembre) et une déclaration de l’Académie de 2014 rappelait : « Aucun texte ne donne au gouvernement le pouvoir de modifier de sa seule autorité le vocabulaire et la grammaire du français » (10 octobre). Et elle n’avait pas tort. Un décret pris en 1996 par le Gouvernement d’Alain Juppé, transformait le pouvoir jusqu’ici consultatif de l’Académie en un pouvoir délibératif où son accord sur toute réforme de la langue, était requis (Décret du 3 juillet relatif à l'enrichissement de la langue française).
Pourtant, les Gouvernements n’ont cessé d’intervenir pour régir la langue. En 1976, le ministre de l’Éducation nationale, René Haby signe un arrêté (du 28 décembre relatif aux tolérances grammaticales ou orthographiques) stipulant que, pour les noms masculins de titres ou de professions appliqués à des femmes, « quand ils sont repris par un pronom, on admettra pour ce pronom le genre féminin ».
Mais c’est la gauche au pouvoir qui fera rougir de colère les habits verts. D’abord en 1983, avec une circulaire conjointe d’Yvette Roudy, Ministre des Droits de la femme, et d’Anicet Le Pors, Secrétaire d’État chargé de la Fonction publique et des Réformes administratives, qui précise que, dans la rédaction des avis de concours « On fera figurer, à côté de la dénomination masculine, la dénomination féminine de l’emploi en cause ; lorsque les usages de la langue ne le permettront pas , la formule ʺfemmes et hommesʺ devra suivre l’appellation » (Circulaire du 24 janvier relative à l’égalité entre les femmes et les hommes et à la mixité dans la fonction publique : recrutement, promotion, formation professionnelle continue ).
Ensuite, lorsque, au Conseil des ministres du 17 décembre 1997, Ségolène Royal, ministre déléguée à l'Enseignement scolaire, demande à Jacques Chirac s’apprêtant à signer des décrets de nomination: « Monsieur le Président, quand cessera-t-on de nommer les femmes ʺdirecteursʺ d’administration centrale ? ». Et voilà le Journal officiel du 19 décembre qui publie plusieurs décrets « portant nomination d'une directrice à l'administration centrale ». Enfin en 1998, la circulaire du Premier ministre, Lionel Jospin, sur la féminisation (6 mars) confirme la circulaire de Laurent Fabius de 1986 sur le même sujet (11 mars ) et en Juin 1999 est publié Femme, j’écris ton nom. Guide d’aide à la féminisation des noms de métiers, titres, grades et fonctions.
Il reste à explorer une dernière grande peur de l’Académie : celle de voir le champ littéraire échapper au monopole masculin. Depuis Les Femmes savantes (1672) de Molière jusqu’à George Sand empruntant un prénom masculin, de nombreux auteurs ont raillé ou tenté d’effacer la participation des femmes à la création littéraire. L’une des dernières batailles des Académiciens semble bien être là et elle se mène au nom de la beauté de la langue. Déjà en 1891, Charles de Mazade et Charles Leconte de Lisle affirmaient que « autrice » et « auteure » font partie des féminins qui « déchirent absolument les oreilles » ( Le Matin, 26 juillet). Maurice Druon ne voulait pas entendre parler, en 2005, « de l’insupportable ʺécrivaineʺ » (« Non à une langue défigurée », Le Figaro, 29 décembre. Maurice Druon réagissait à la publication du Répertoire opérationnel des métiers et des emplois de l’Agence nationale pour l’emploi-ANPE). Jusqu’à Alain Finkelkraut, en 2017, qui se faisait mal aux dents en écrivant : « ʺAutriceʺ ? Horrible ! Une craie qui crisse sur un tableau noir » (Le Monde, 13 décembre). Ce qui n’est évidemment pas le cas pour « actrice » qui est autorisée, mais il est vrai que les actrices couchent pour réussir !
Quoi qu’il en soit, l’Académie a réussi à résister aux initiatives des anciennes colonies comme à celles des gouvernements de la République, mais elle a dû céder devant l’usage. Maurice Druon s’est d’ailleurs estimé trahi par ce « tombereau de sottises » quand, en 2005, même Le Figaro a enfin accepté l’usage du féminin. Désormais, l’Académie se veut « Greffier de l’usage » et « Gardienne du bon usage de la langue », ce qui signifie, selon elle, de valider les usages « qui attestent une formation correcte et sont durablement établis ».
L’évolution suit ainsi les femmes qui accèdent à de nouvelles professions et qui requièrent des dénominations appropriées. L’histoire nous apprend qu’il s’agit moins de féminiser la langue que de la démasculiniser. Car l’emploi du féminin a existé avant le XVIIe siècle. Si l’emploi du masculin pluriel générique reste en usage, l’emploi du féminin s’impose aujourd’hui quand il s’agit de nommer une personne singulière ou lorsque l’on souhaite insister sur certaines circonstances particulières.
Bref, comme aurait pu le dire la spationaute Claudie Haigneré en découvrant le rapport adopté par l’Académie française le 28 février 2019 : « C’est un petit pas pour la femme, mais un grand pas pour l’humanité ».