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Blog d'étude critique et académique du fait maçonnique, complémentaire de la revue du même nom. Envisage la Franc-Maçonnerie comme un univers culturel dont l’étude nécessite d’employer les outils des sciences humaines, de procéder à une nette séparation du réel et du légendaire et de procéder à la prise en compte de ce légendaire comme un fait social et historique.

L’Académie française et l’emploi du féminin : le temps où le ministre était enceinte (1/3)

Julien Vercel

 

Les contenus qui suivent sont en grande partie tirés d’un ouvrage de Bernard Cerquiglini paru en 2018 et intitulé : Le Ministre est enceinte ou la grande  querelle de la féminisation des noms (Seuil). L’auteur s’est notamment amusé à relever quelques titres de presse qui confinaient à l’absurde. Par exemple dans Le Monde du 16 octobre 1992, cette phrase : « Le ministre des Sports, qui est enceinte, n’a pu sauter en parachute comme prévu » où il s’agissait de Frédérique Bredin, la ministre des Sports. Ou encore dans Le Monde du 7 septembre 1997 qui précisait que « Le chef de l’État, accompagné de son époux (...) » en désignant Mary Robinson, la présidente de la République d’Irlande. Le Monde décidera d’ailleurs de féminiser les métiers et fonctions l’année suivante en 1998.

 

Mais le 28 février 2019, l’Académie française a fait un pas supplémentaire dans la reconnaissance que les titres, métiers et fonctions pouvaient s’employer au féminin quand ils étaient portés ou assumées par des femmes. Le rapport adopté à « une large majorité » - avec seulement deux voix contre - et intitulé « La Féminisation des noms de métiers et de fonctions », constate le décalage « entre les réalités sociales et leur traduction dans le langage ». Il propose de répondre à l’attente d’un « nombre croissant de femmes » et reconnaît qu’« il n’existe aucun obstacle de principe à la féminisation des noms de métiers et de professions. Celle-ci relève d’une évolution naturelle de la langue, constamment observée depuis le Moyen-âge ». Enfin, l’Académie rappelle que  si « forcer une évolution linguistique ne permet pas d’accélérer une mutation sociale », « il convient de laisser aux pratiques qui assurent la vitalité de la langue le soin de trancher ». Ce rapport contient aussi quelques pépites qui font plaisir à lire comme le constat que les métiers manuels ouverts aux femmes dès le XIXe siècle étaient féminisés, mais que la féminisation rencontre « une résistance [qui] augmente indéniablement au fur et à mesure que l’on s’élève dans cette hiérarchie ». En d’autres termes, s’il était admis de dire infirmière, il était interdit de dire docteure ou doctoresse.

 

L’Académie a suivi là les recommandations d’une commission paritaire pilotée par Gabriel de Broglie avec Danièle Sallenave, Michael Edwards et Dominique Bona : elle s’abstient de toute position dogmatique, elle adopte désormais une attitude pragmatique et s’en remet à l’usage qui tranchera. Timidité extrême ? Mais il fallait être prudent et le plus consensuel possible pour fédérer ceux qui se croient « Immortels ». Et, pour cela, ne pas contredire des années de conservatisme masculin.

 

C’est ainsi que le rapport précise : « La commission tient à rappeler que, dans ses prises de position antérieures, l’Académie n’a cessé d’en appeler à la ʺlibertéʺ de l’usage : l’imposition de normes rigides en matière de féminisation méconnait en effet le souhait exprimé par certaines femmes de conserver les appellations masculines pour désigner la profession qu’elles exercent ».

 

Mais, à y regarder de près, l’Académie française n’en finit pas de céder du terrain depuis la fin du XXe siècle. Et pour cause, ceux qui résistent à l’évolution du langage ne sont jamais des spécialistes de la langue puisque le dernier académicien spécialiste de langue fut Émile LITTRÉ en 1871 ! L’Académie rend les armes depuis plusieurs décennies, obligée de constater, à chacune de ses défaites, que l’usage lui échappe, que les français et leur langue se sont émancipés de l’autorité même qui édicte la norme !

 

C’est ainsi que le masculin a pendant longtemps été exigé pour les titres, métiers et fonctions. En 1999, Maurice Druon, dans une lettre ouverte au premier ministre (Le Figaro, 21 avril 1999), déplace la ligne de défense et accepte la féminisation des seuls noms de métiers et refuse la féminisation pour « les noms de fonctions publiques, titres et grades ». Selon Bernard Cerquiglini, le même Maurice Druon ira, lors d’un entretien secret avec Matignon, jusqu’à céder sur tout sauf sur les fonctions publiques nommées en conseil des ministres ! Une autre digue saute en 2014 quand, par une déclaration, l’Académie accepte la féminisation « dans la vie courante et à la demande expresse des personnes » (10 octobre 2014). Plus discrète est l’évolution constatée lors du faire-part de décès de Simone Veil. Ce faire-part est ainsi libellé : « Le secrétaire perpétuel et les membres de l’Académie française ont la tristesse de faire part de la disparition de leur confrère, Madame Simone Veil, grand-croix de la Légion d’honneur, décédée le 30 juin 2017 à Paris, à l’âge de 89 ans ». L’évolution consiste à faire précéder le nom de l’académicienne de « Madame » et d’ajouter un « e » à « décédée ». Il s’agit bien d’une évolution, car ces deux changements ne figuraient pas dans le faire-part de décès de l’académicienne Assia Djebar, deux ans auparavant, le 9 février 2015.

 

Le coup de grâce est venu des académiciennes elles-mêmes. Dominique Bona demande le 13 novembre 2017 dans Libération, de rouvrir le débat sur « la place du féminin dans la langue française » et Danièle Sallenave affirme dans Le Monde du 31 décembre 2017 que « Le masculin n’est pas neutre, il a été choisi comme genre dominant ».

 

Et il est vrai que la masculinisation de la langue a une histoire. La première édition du dictionnaire de l’Académie française, en 1694 disait bien pour reine : « Femme du roi ou princesse possédant un royaume de son chef », les deux sens étaient acceptés. Pourtant c’est bien au XVIIe siècle que la masculinisation de la langue commence pour s’achever au XIXe siècle. Le genre féminin a alors été réaffecté dans la dépendance du masculin, il était soit ancillaire, soit conjugal. Les académiciens ont raison quand ils écrivent, en 2019, que le blocage n’est pas grammatical. Il relève d’une norme énoncée comme intemporelle, d’un privilège essentialiste donné au masculin que Joseph de Maistre résume dans une lettre à sa fille Constance en 1808 : « La femme ne peut être supérieure que comme femme ; mais dès qu’elle veut émuler l’homme, ce n’est qu’un singe ».

 

Le masculin serait donc un genre « non marqué »... aussi sûrement que, comme en 1848, le suffrage était « universel » en excluant les femmes. Et pendant tout le XXe siècle, l’Académie multiplie les stratégies pour défendre ce genre non marqué.

À suivre

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