Blog d'étude critique et académique du fait maçonnique, complémentaire de la revue du même nom. Envisage la Franc-Maçonnerie comme un univers culturel dont l’étude nécessite d’employer les outils des sciences humaines, de procéder à une nette séparation du réel et du légendaire et de procéder à la prise en compte de ce légendaire comme un fait social et historique.
Stéphane François
Depuis l’an passé, nous voyons une montée inquiétante de l’antisémitisme. Pensons, par exemple, aux attentats aux États-Unis ou aux slogans antisémites des Gilets Jaunes. Nous proposons de revenir ici sur ce retour bruyant depuis le début des années 2010. Mais est-ce réellement un retour ? Sommes-nous plutôt dans un « nouveau moment antisémite » pour reprendre l’expression de Pierre Birnbaum ? En effet, cet antisémitisme se manifeste de nouveau violemment et bruyamment, dans un milieu extrémiste de droite radicalisé, en particulier dans la mouvance néonazie (ce qui est somme toute logique), nationaliste-révolutionnaire, identitaire ou catholique traditionaliste.
I/Manifestations de l’antisémitisme d’extrême droite en France
Après un pic antisémite à la fin des années 1970 et au début de la décennie suivante (attentat de la rue Copernic en 1980, attentat de la rue des Rosiers, attentat du cinéma Rivoli à Beaubourg en 1985), la violence antisémite baisse significativement en France. Durant le même temps, la parole antisémite d’extrême droite se fait plus discrète, surtout à compter de la seconde moitié des années 1990. Au point que certains observateurs ont pu dire qu’il était devenu résiduel. L’antisémitisme actuel en France ne se résume pas aux saillies de Jérôme Bourbon, directeur de publications de Rivarol et des Écrits de Paris.
Il a commencé à se manifester de nouveau au début des années 2000. L’exemple le plus connu est celui d’Alain Soral. Proche d’une forme de catholicisme traditionaliste, fort hétérodoxe il est vrai, celui-ci propose sur son site des rééditions d’ouvrages « classiques » de l’antisémitisme d’extrême droite, en particulier dans celui du début du XXe siècle. Un rapide coup d’œil au catalogue permet d’y voir la présence de classiques de l’antisémitisme comme Le Juif, le judaïsme et la judaïsation des peuples chrétiens de Gougenot des Mousseaux, les livres de Léon de Poncins, La France juive d’Édouard Drumont, Les Juifs et l’économie de Werner Sombart, Le Juif International de Henry Ford, retiré du catalogue, etc, mais également des ouvrages négationnistes avec la réédition du Nuremberg de Maurice Bardèche et des livres complotistes et antimaçonniques (Franc-maçonnerie – L’effroyable vérité de Stéphane Blet). Cette dernière catégorie est très intéressante car elle reprend les thèmes, là-encore classiques, de la littérature antimaçonnique de la fin du XIXe siècle, en particulier les spéculations sur le satanisme des arrières-loges –à l’origine un canular de l’activiste Léo Taxil, ou celles sur les Illuminés de Bavière…
À ces références, il faut en ajouter d’autres, venant de formes particulières du catholicisme. Dans le livre que les auteurs anonymes du « Collectif des 4 » ont consacré à Alain Soral (éditions du Bord de l’eau), se trouve une phrase d’Alain Soral disant qu’il est catholique, mais qu’il considère le siège papal comme « traitre au Christ ». La thèse de la trahison papale est une thématique développée par les franges radicales du catholicisme (traditionalisme, sédévacantisme, conclavisme). Une position théologique qui n’est pas incompatible, bien au contraire, avec les positions négationnistes, antisémites et complotistes d’Alain Soral. Évolue-t-il dans ces milieux ? Nous n’avons pas la réponse, mais la rhétorique va dans cette direction. En outre, de telles positions sont partagées par le militant national-socialiste Vincent Reynouard, par Jérôme Bourbon ou par Laurent Glauzy, auteur complotiste et antisémite dont les ouvrages sont vendus par le site de Kontre-Kulture.
À cette forme d’antisémitisme issue des traditions extrémistes de droite du début du XXe siècle, nous voyons également le retour d’une autre forme, marquée par le néonazisme. Celui-ci s’exprime régulièrement malheureusement, depuis les années 1980, au travers de dégradations de cimetières, taguant des runes (odal et sieg), des slogans « White Power », des croix gammées, etc. Surtout cet antisémite n’a jamais disparu. Au contraire, il s’exprime de plus en plus ouvertement depuis le début des années 2010. Il y a ainsi des éditeurs d’extrême droite qui rééditent mêmes des brochures antisémites de la Seconde guerre mondiale, comme l’a fait les Éditions du Lore du catalogue de l’exposition de Paris de 1941 sur « Le Juif et la France » ou de la brochure de Georges Montandon, datant de la même époque, Comment reconnaître un Juif ?... Et cela sans compter les traductions par le même éditeur de plaquettes de discours d’Adolf Hitler, Heinrich Himmler, Alfred Rosenberg… ou de néonazis païens comme Matt Koehl et Colin Cleary. L’intérêt pour les nazis dépasse d’ailleurs cet éditeur : les éditions de L’Homme libre de l’ancien gudard William Bonnefoy le font également et depuis la fin de l’année 018, on voit passer des rééditions du Mythe du XXe siècle d’Alfred Rosenberg (chez Un grain de sable) et de Combat pour Berlin de Joseph Goebbels (précédemment réédité par L’Homme Libre), tous deux disponibles gratuitement en PDF via plusieurs sites de téléchargement.
Cet antisémitisme s’exprime également dans des revues érudites, comme Tabou, ouvertement négationniste et néonazie. L’éditeur de Tabou, Akribeia, joue un rôle important dans ce renouveau en traduisant des antisémites et des néonazis de différents pays, en particulier états-uniens. En effet, il s’agit du principal éditeur en France, et dans le monde francophone, à la fois des théoriciens suprémacistes blancs américains, qui voient l’action des « Juifs » dans le supposé « génocide blanc » à l’œuvre avec le « grand remplacement » et des nouvelles générations d’auteurs antisémites et/ou négationnistes. Akribeia a traduit par exemple des livres de Greg Johnson et de Robert S. Griffin, et diffuse les pseudos éditions « Pierre Marteau », comme La Race selon le national-socialisme du néonazi italien Giantantonio Valli. Cette volonté de traduction ne s’arrête pas à des textes théoriques : il y a depuis quelques années des traductions des Carnets de Turner de William Luther Pierce (sous le pseudonyme d’Andrew MacDonald), véritable vade mecum du terrorisme suprémaciste blanc états-unien, qui circule en France.
Les principaux livres de ces théoriciens antisémites permettent à l’extrême droite française la plus radicale d’évoluer et de diffuser un discours « nationaliste blanc » et « postnazi » dans l’espace francophone. Cela permet aussi une attitude décomplexée de la part de ces militants : des auteurs comme l’italianiste Philippe Baillet, lecteur et traducteur des auteurs précités et aujourd’hui proche d’Akribeia, ne cache plus sa sympathie pour le national-socialisme. Il le revendique même dans plusieurs textes. Un milieu qu’il a côtoyé dans les années 1970, avant de s’en éloigner dans les années 1980 et d’y revenir au début des années 2000.
À suivre