Blog d'étude critique et académique du fait maçonnique, complémentaire de la revue du même nom. Envisage la Franc-Maçonnerie comme un univers culturel dont l’étude nécessite d’employer les outils des sciences humaines, de procéder à une nette séparation du réel et du légendaire et de procéder à la prise en compte de ce légendaire comme un fait social et historique.
Julien Vercel
Les lectrices et lecteurs de Critica Masonica, version blog ou version revue, le savent : Stéphane François a déjà explicité l’archéologie des « Illuminati », dérivés mythiques des « Illuminés », cette éphémère « formation politique apparue en Bavière en 1776 » qui a été l’objet, depuis la fin du XVIIIe siècle, de tous les fantasmes complotistes et est réapparue mâtinée de pop culture dans les années 2000.
Dans son recueil de « curiosités » Gérald Bronner revient sur un épisode de cette saga Illuninati qui s’est déroulé dans la France de 2014 (Cabinet de curiosités sociales, Presses universitaires de France, 2018). Prenant le métro, il découvre une affiche promotionnelle pour le nouveau roman d'Éric Giacometti et Jacques Ravenne : Le Règne des Illuminati (Fleuve noir).
Bientôt, un article paru dans Le Parisien du 18 juin 2014 titre : « Le préoccupant retour de la théorie du complot ». Le chapeau est accrocheur : « Enquête. De plus en plus de Français, notamment des jeunes, sont persuadés qu'une ancienne société secrète disparue, les Illuminati, gouverne le monde ». L’article se targue d’un véritable «scoop : « Selon un sondage que nous dévoilons, un Français sur cinq se dit convaincu de l'existence des Illuminati ». Les résultats de ce sondage sont ensuite repris par quasiment tous les médias qui dissertent alors sur la prospérité de la théorie du complot dans l’Hexagone. Rien d’étonnant de la part des médias qui, soumis à une inflation d’offres, cherchent à tout prix à diffuser l’information qui deviendra virale sur les réseaux sociaux et assurera autant de « clics » sur leur site. Le constat que fait Gérald Bronner pour le monde politique peut s’appliquer au monde journalistique : face à la concurrence, il vaut mieux gagner la bataille de l’attention que celle de la vérité. « Dans un marché saturé d’informations, l’économie de l’attention est très concurrentielle. Dans ces conditions, les différentes formes de l’outrance constituent des stratégies possibles pour se distinguer ». Les Illuminati remplissent donc les colonnes (et les nôtres !) de ceux que le sociologue appellent les « buzzophages ».
L’institut de sondage Ipsos n’y échappe pas. Le 4 juillet 2014, Bruno Schmutz, directeur général adjoint Ipsos Connect publie un post titré « Les Illuminati, un phénomène inquiétant… » : « Un Français sur deux connait ʺl’existenceʺ supposée des Illuminati, et un sur cinq croit à l’existence réelle de cette société secrète » « 31% des Français déclarant ʺconnaitreʺ les Illuminati sont inquiets ; 20% pensent d’ailleurs que les Illuminati ʺtirent les ficelles de l’économie mondialeʺ et, pour 25%, il s’agit d’une ʺorganisation secrète qui cherche à manipuler la populationʺ ». Mais surtout, il révèle la stratégie commerciale à l’origine de toute cette effervescence médiatique : « Pour la sortie du nouveau roman de Giacometti et Ravenne, ʺLe Règne des Illuminatiʺ, Ipsos MediaCT et Fleuve éditions ont interrogé 1 500 individus âgés de 15 à 65 ans ».
Le sondage a donc été commandé par les éditions du Fleuve noir qui ont publié Le Règne des Illuminati sorti en librairie le 12 juin 2014 !
Tout ça pour ça ? Maintenant, remettons la chronologie dans l’ordre :
1°/ Mai 2014, Ipsos réalise un sondage sur les Illuminati financé par les éditions du Fleuve noir ;
2°/ 12 juin 2014, les éditions du Fleuve noir publient Le Règne des Illuminati d'Éric Giacometti et Jacques Ravenne avec une campagne d’affichage dans le métro parisien ;
3°/ 18 juin 2014, Le Parisien « dévoile » les résultats du sondage ouvrant la vanne à articles dans les autres journaux papiers et en ligne.
Force est alors de constater que la seule motivation à ce bruit médiatique était commerciale. Bien joué pour le business... mais encore raté : ce ne sont décidément pas des Illuminati qui dominent notre monde.