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Blog d'étude critique et académique du fait maçonnique, complémentaire de la revue du même nom. Envisage la Franc-Maçonnerie comme un univers culturel dont l’étude nécessite d’employer les outils des sciences humaines, de procéder à une nette séparation du réel et du légendaire et de procéder à la prise en compte de ce légendaire comme un fait social et historique.

Pierre Mollier : « Le rite des Antients en France »

Jean-Pierre Bacot

 

Cet ouvrage est publié chez Dervy dans la collection Renaissance traditionnelle et sous-titré : L’ancienne maçonnerie d’York à Saint-Domingue (1790-1803), une source oubliée du Rite Écossais Ancien Accepté. Histoire et textes fondateurs. Il relève d’un énorme travail de recherche qui permet de peaufiner les connaissances en matière d’histoire maçonnique en général et du rite écossais en particulier.

 

Très documenté et fort bien illustré, le livre se découpe en trois parties. La première traite de l’histoire de l’ancienne maçonnerie d’York à Saint-Domingue et à Paris, la deuxième reproduit des rituels d’époque et la troisième présente plusieurs documents originaux. Les relations entre les maçons de l’île dite «  la perle de la couronne »,  avec la Grande loge de Pennsylvanie et la maçonnerie d’York que les maçons de l’île devaient adopter. Tout cela est largement détaillées, documents à l’appui.

 

Après lecture, ce livre nous laisse cependant un goût amer et nous conduit à nous demander si l’auteur, historien patenté et reconnu, possède quelques lumières sur l’histoire de ce qui allait devenir Haïti. Participe-t-il de ce que l’on appelle communément «  l’impensé colonial » ?

 

Que l’on nous permette de citer quelques lignes pour étayer cette affirmation : (p. 68, sous le titre « Les anciens à Paris ») : « Mais beaucoup de colons comprennent que l’aventure est maintenant terminée et rentrent en France. La maçonnerie était particulièrement développée parmi les Français de Saint-Domingue. Aussi, en 1803-1804, on rencontre donc à Paris de nombreux Frères réfugiés du Cap, de Port-au-Prince ou des Cayes… Ce passé commun douloureux, le défi d’avoir à reconstruire une nouvelle vie, tout les rapproche et ils se retrouvent entre eux dans la capitale. La maçonnerie est un excellent moyen de renouer et d’entretenir des liens. »

 

On croit rêver, ou plutôt cauchemarder. Qui étaient en effet ces pauvres très chers frères ? Des colonialistes ? Pire : des esclavagistes à la cruauté avérée et largement documentée. Des centaines de milliers de femmes, hommes et enfants sont morts dans un univers concentrationnaire qu’ils dirigeaient autour de la production du sucre de canne et du café. 31 000 blancs dominaient quelque 500 000 esclaves et 28 000 individus de couleur (esclaves affranchis et mulâtres). Certes tous les colons, maçons ou non, n’étaient pas des planteurs, mais tous participaient du système, une société racialisée au dernier degré. Et que l’on ne vienne pas évoquer l’esprit de l’époque, car existaient en même temps des humanistes courageux, maçons ou profanes, qui, dans la double logique des Lumières et de la Révolution française, se battaient pour l’abolition de l’esclavage. Comment se réclamer de pareils personnages dont on peut se demander s’ils ne pousseraient pas en milieu progressiste à une forme d’antimaçonnisme ?

 

On aurait pu s’intéresser à Étienne Polverel (1738-1795) franc-maçon  aristocrate d’origine bordelaise qui maçonna dans sa ville natale et qui, envoyé à Saint-Domingue  prit l’initiative de proclamer  l’abolition de l’esclavage, ce que fit  Léger-Félicité Sonthonax (1763-1813) le 18 septembre 1792. Tous les deux étaient commissaires civils de la République et  furent emprisonnés avant que la Convention ne prenne à son tour la décision  le 7 février 1794.

 

La libération du pays s’est faite en plusieurs étapes, contre ceux que l’on présente (cf. citation supra), comme des victimes. Impensé colonial, disions nous, déficience mémorielle, de tels écrits ne font que les entretenir. Contre ces oublis, on ne saurait trop recommander la lecture des Vengeurs du Nouveau Monde. Histoire de la Révolution haïtienne, de Laurent Dubois, historien canadien (Les Perséides, 2005) qui rappelle, entre autres faits, que l’indépendance ne fut pas accordée aux Haïtiens, mais vendue, et fort cher.

 

Que la préhistoire du REAA ou de quelque rite que ce soit puisse et doive être documentée et enrichie après chaque découverte de documents inédits n’a rien que de très légitime. Mais un minimum de précautions devrait être pris lorsque l’on manie de la dynamite. On lira ou relira également avec intérêt le livre qu’écrivit Michel Biard : L’autre et le frère. L’étranger et la Franc-maçonnerie au XVIIIème siècle (Honoré Champion, 1998). La franc-maçonnerie à chaque moment crucial de l’histoire, de la période révolutionnaire à aujourd’hui en passant par l’Occupation, n’a jamais été univoque. C’est sans doute en cela qu’elle représente la société. Mais cette ambivalence ne peut être éthiquement assumée qu’avec un devoir de lucidité, de mémoire, contre toute forclusion.

 

Pour qui voudrait se faire une idée complète sur la question, nous nous permettrons de conseiller également l’article d’Éric Saunier sur les francs-maçons et l’esclavage, paru dans Critica masonica n° 4, en juin 2014.

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P
Cher tous,<br /> « Ouvrage inacceptable », merci « Frère », ce serait bien peut-être d’y jeter un vague coup d’œil avant de le bruler. La phrase citée par Jean-Pierre est retirée de son contexte. Dans la présentation de Saint-Domingue au XVIIIe siècle je rappelle bien sûr que la prospérité de l’île est fondée sur l’esclavage et je cite l’excellent ouvrage de Laurent Dubois. Livre que j’ai probablement été un des premiers à promouvoir parmi les historiens maçonniques dès sa traduction en 2006. De façon plus générale, je me suis bêtement concentré sur mon sujet qui est effectivement une question technique d’histoire des rituels. J’espère que maintenant les historiens de l’Antiquité et les traducteurs de Cicéron commenceront leurs publications par une importante mise en garde rappelant que la Grèce et Rome étaient des sociétés esclavagistes et cruelles. Enfin, ceux qui auront attentivement lu mon travail y ont sans doute remarqué que, par leur recrutement, surtout constitué de métropolitains installés à Saint-Domingue et de négociants, les Frères de l’Ancienne Maçonnerie d’York étaient beaucoup moins impliqués dans l’économie agricole, et donc dans l’esclavage, que la moyenne des colons. De surcroît, ce sont les Loges de l’Ancienne Maçonnerie d’York qui se sont montrées les plus détachées du préjugé de couleur et les plus accueillantes aux anciens esclaves (voir ma petite étude sur la carrière maçonnique du général Désiré Jambon, un des seconds de Toussaint Louverture).
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B
Cher Pierre,<br /> <br /> J'ai lu ton travail de la première à la dernière ligne, y compris la présentation de Saint Domingue. Mais tu ne reviens pas ensuite ou fort peu sur ce contexte de l'esclavage qui à mon avis rend tout simplement indignes ceux dont tu parles.<br /> La phrase en question n'est donc pas hors contexte, au contraire.<br /> Et quel est-il ce contexte? Le fait que la minorité blanche chassée par la révolte de Saint Domingue, aujourd'hui Haiti pour cette partie de l'île, ne vivait que de l'esclavage, de l'économie de la traite, même celles et ceux qui n'étaient pas planteurs, surtout les négociants de sucre et de café dont tu parles et ceux qui venaient chercher fortune.<br /> Il existe des dizaines d'ouvrage sur cette tragédie.<br /> Grace-Tilly, fondateur du REAA, était bien pour sa part propriétaire d'une plantation de canne à sucre héritée de son père. Je sais que cette fondation est postérieure à la période que tu étudies, c'est juste un rappel pour celles et ceux qui devraient faire un petit examen de conscience en pratiquant ce rite fondé par un esclavagiste notoire.<br /> <br /> Que l'on aille voir les trois épisodes de Karim Miskié "Décolonisations" visibles sur le site d'Arte et on en apprendra, quelle que soit sa culture, sur les horreurs commises par les occidentaux au delà des mers.<br /> <br /> Quant à Cicéron, je ne sache pas qu'il ait maçonné, à quelque rite que cela soit.<br /> <br /> A ce propos, l'indignation est à deux niveaux.<br /> Le premier concerne ces massacres, tortures et déportations<br /> Le second tient à ce que des maçons aient pu participer à ce qui relevait non pas d'exactions éparses, mais d'un système.<br /> <br /> Cela montre s'il en était besoin que l'on ne peut faire d'histoire maçonnique dégagée du contexte politique et social.<br /> <br /> <br /> Cela dit, dans cette optique, on pourrait regarder finement ce que fut l'attitude des uns et des autres, y compris ceux dont tu parles et qui, comme Jambon, ne relevaient pas de cette attitude abjecte. Cela prouve au passage que l'on ne peut invoquer (ce que tu ne fais pas) l'air du temps pour justifier l'injustifiable et qu'il y avait à la même époque des frères dignes de porter leur tablier.<br /> <br /> Pour finir, un peu de publicité. La loge le Tout - Monde de la GLMF organise le 24 mars, 21 rue Cugnot, Paris XVIIIème avec Karim Miskié une réunion publique ouverte à toutes et tous sur le thème: "Colonisations, décolonisations, post colonialités . Une histoire partagée à quelles conditions ?"
F
Effectivement ouvrage inacceptable ! ...
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B
Le questionnement de la tradition ne saurait s'effectuer sans qu'on la situe dans l'histoire.<br /> Bravo à Jean-Pierre Bacot pour cette mise au point.
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S
Merci à JP Bacot pour ce juste rappel de la vérité !!!
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