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Blog d'étude critique et académique du fait maçonnique, complémentaire de la revue du même nom. Envisage la Franc-Maçonnerie comme un univers culturel dont l’étude nécessite d’employer les outils des sciences humaines, de procéder à une nette séparation du réel et du légendaire et de procéder à la prise en compte de ce légendaire comme un fait social et historique.

Une barbarie de moins en moins douce et une collaboration de plus en plus forte ? (4/4)

Julien Vercel

 

L’État essuie des manifestations et des oppositions fortes dans la mesure où il est devenu le défenseur d’un modèle repoussoir de société avec ses politiques publiques qui participent au néolibéralisme (1). C’est d’ailleurs cette collaboration, cette alliance entre l’État et le néolibéralisme, qui définit le mieux « le nouveau monde » politique. Ce phénomène de collaboration a de lointaines racines européennes (2) et s’épanouit au cœur du service public (3).

 

L’aristocratie, la République et le consentement

 

            La concurrence est devenue un objectif de l’Union européenne au même titre que la paix et le bien-être des populations. Partout le service public (des transports, de la santé ou de l’éducation) segmente ses usagers et invente le lowcost. Le mouvement semble irrépressible, malgré les alternances politiques depuis 1981, malgré les mouvements sociaux. Du coup, pour se faire entendre, le « dégagisme » devient le seul mode électoral et l’insurrection devient le seul mode d’action.

 

Ces mécanismes sont d’autant plus pernicieux qu’ils se mettent en place au nom d’idéaux de plus en plus dévoyés. Les mots sonnent creux quand ils n’arrivent plus à masquer les visées inégalitaires. D’autant plus que les esprits sont contaminés par les raisonnements en termes monétaires, l’affichage d’un prix touche des domaines qui jusqu’à présent étaient épargnés par la comptabilité au nom de la solidarité. Le nageur qui a présumé de ses forces doit connaitre le coût de son sauvetage comme le patient de l’hôpital public doit savoir ce qu’il coûte...

 

La méritocratie devient le terme républicain pour légitimer l’aristocratie

 

            Emmanuel Macron plaide pour la méritocratie depuis le 15 octobre 2017 sur TF1 quand il développa sa vision de la société : « Je crois à la cordée, il y a des hommes et des femmes qui réussissent parce qu'ils ont des talents, je veux qu'on les célèbre ». Les « célébrer » consiste surtout à les laisser s’épanouir : « Si l'on commence à jeter des cailloux sur les premiers de cordée, c'est toute la cordée qui dégringole. » Ce qui est semble « alpinistement » faux puisque la cordée sert autant au premier à monter la voie qu’à le sauver quand il décroche… Reprenons. Le 6 janvier 2018, Benjamin Griveaux porte-parole du gouvernement, justifie la politique fiscale et économique menée par Édouard Philippe : « Ce n’est pas un gouvernement qui fait des cadeaux aux riches ! C’est un gouvernement qui permet à l’argent d’être investi dans les entreprises pour nos emplois en France. »

 

La méritocratie vue de la « cordée » ressemble ainsi à l’introuvable théorie du ruissellement dont aucun économiste n’a pu démontré l’existence (Arnaud Parienty, Le mythe de la « théorie du ruissellement », La Découverte, 2018). Selon ce mythe, repris pourtant sans rire par le directeur du budget de Ronald Reagan : « Donner les réductions d’impôts aux individus les plus riches et aux plus grandes entreprises, et laisser les bons effets “ruisseler” à travers l’économie pour atteindre tout le monde »... comme si les plus riches ne savaient pas garder pour eux les bénéfices par un ruissellement en circuit court !

 

Le contrat permet d’arracher le consentement des plus faibles

 

            Il y avait un rêve post soixante-huitard, celui d’une société sans institution et réglée par les seuls contrats entre individus libres, conscients et informés... En 1985, en plein règnes reaganien et thatchérien, Laurent Cohen-Tanugi pointait déjà l’évolution de nos sociétés occidentales vers ce genre d’« autorégulation » dans Le droit sans l'État. Sur la démocratie en France et en Amérique (PUF). Il nous faut pourtant attendre les délices du numérique pour comprendre combien la « liberté » contractuelle peut être singulièrement faussée. C’est ce qu’explique la sociologue Sarah Abdelnour qui a constaté que, dans les nouvelles sociétés de livraisons, « ceux qui sortent des grandes écoles font travailler des jeunes issus des classes populaires déjà soumis à des discriminations raciales et sociales. Tout ça est enrobé d’un joli vernis quand les entreprises disent donner du travail à ces jeunes de banlieue » (« Uber, deliveroo… Sous l’emballage, le clivage social », entretien par Gurvan Kristanadjaja, Libération, 28 novembre 2019). Les clivages sociaux des années 1960-1970 avec les ouvriers spécialisés maghrébins de Renault ou les éboueurs africains sont réactivés. Ce genre de patrons est comme Don Corleone (Marlon Brando) dans Le Parrain (The Godfather de Francis Ford Coppola, 1972), il fait « une offre qu'il ne pourra pas refuser. » Il a suffi pour cela d’ajouter la « contrainte » du marché à la « liberté » des contrats.

 

Une aristocratie, maîtresse de son temps et de son espace

 

            Dans Mort d’un pourri (1977), Georges Lautner brosse le portrait d’une société corrompue avec des élites politiques recevant des ordres d’un milieu économique incarné par l’inquiétant Tomski (Klaus Kinski), garant d’intérêts sans visage. Et dans une cynique confession, Tomski explique : « En attendant qu’ils installent l’internationale des prolos, on a mis en place l’internationale du pognon. » Mais plutôt que de voir un complot mondial des gens d’argent, il pourrait être plus juste de définir l’aristocrate comme toute personne qui maîtrise à la fois son temps et son espace.

 

Côté du temps, les usagers d’un service dégradé qu’il soit public ou privé ne sont assurément pas des aristocrates. Car leur temps n’a pas de valeur. Peu importe qu’ils doivent attendre de longues minutes au téléphone ou des heures sur un brancard. En fait si leur temps n’a pas de valeur c’est qu’il est soumis à des contrats bas de gamme. L’État reproduit la dimension temporelle des différences de conditions quand ceux d’en haut font perdre du temps à ceux d’en bas et n’ont donc ainsi que du temps pour s’ennuyer.

 

En revanche le temps qui leur appartient et échappe donc encore au marché est l’objet de toutes les convoitises. Il faut inciter à faire ses courses les jours fériés, rester connectés de façon permanente ou encore combattre le sommeil à coups de produits dopants et énergisant (Jonathan Crary, 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7 : le capitalisme à l'assaut du sommeil, La Découverte, 2014). Tout retard, qui est une forme de reniement du temps de la contrainte, est sévèrement condamné alors que ce retard permet juste de renouer avec sa propre temporalité (Hélène L’Heuillet Éloge du retard, Albin Michel, 2020).  Et la retraite devient également méprisable : « c’est la notion même de retraite au sens le plus général du mot - d’un retrait pour se soigner, pour s’éduquer, pour chercher, pour travailler autrement, pour se reposer, ou pour faire tout cela à la fois et à sa guise - qui est un archaïsme » (« Pour le néolibéralisme, l’idée que l’on puisse se retirer est un archaïsme », Barbara Stiegler, entretien par Simon Blin, liberation.fr, 20 décembre 2019). Il faut reconnaître que c’est un homme politique français, Lionel Jospin en l’occurrence, qui avait énoncé, le 24 juillet 1998 face à Tony Blair, la formule mettant en garde contre le grignotage de nos temps libres par le marché et la concurrence : « Oui à l'économie de marché, non à la société de marché. »

 

Côté espace, Jérôme Fourquet dans « 1985-2017 : quand les classes favorisées ont fait sécession » (note de la Fondation Jean Jaurès, 21 février 2018), a détaillé les étapes du « séparatisme social qui concerne toute une partie de la frange supérieure de la société » : les choix résidentiels ont réduit la diversité sociologique des grandes villes ; la proportion d’enfants de familles favorisées a cru dans les écoles privées ; la spécialisation des colonies de vacances (équitation, voile...) a permis une segmentation de ses publics ; les partis politique se sont gentrifiés. Bref les CSP+ vivent de plus en plus en autarcie, se sentent moins solidaires, moins responsables à l’égard de l’ensemble de la société, certaines allant jusqu’à l’exil fiscal.

 

L’espace est aussi devenu une contrainte pour les « gueux » vêtus de gilets jaunes quand leur vitesse est réduite à 80km/h et leur carburant surtaxé alors que les avions volent toujours aussi vite sans taxation supplémentaire de leur consommation de kérosène.

 

 

            En attendant, dans ce « nouveau monde » qui pourtant promettait à chacun de se réaliser et de s’épanouir conformément au libéralisme classique, la réalité est néolibérale et c’est celle de la glaciation sociale. Les « pauvres », toutes celles et tous ceux qui ne maîtrisent ni leur temps, ni leur espace subissent leur assignation ; les « riches », maîtres de leur temps et de leur espace, bénéficient de l’« entre soi » protecteur. Il ne reste plus pour obtenir au moins un consentement passif de réduire l’idéal républicain au discours de la Française des jeux, « 100% des gagnants ont tenté leur chance » et d’aller en acheter les actions. Mais cette société de la « chance » n’est-elle pas la marque de la trahison de notre promesse démocratique ?

Et, je le rappelle, rien n’est caché. Les analyses et les interprétations sur notre monde comme il va, sont toutes disponibles. Certes, il faut quand même un peu chercher,  prendre le temps de travailler. De lire aussi. Mais ne célébrons-nous pas le travail ? Et ce travail n’est qu’une étape, parce qu’après, il faudra encore participer à l’invention de solutions dans le monde profane. L’heure du repos ne serait donc vraiment pas arrivée ?

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E
Bravo pour cette analyse
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