Blog d'étude critique et académique du fait maçonnique, complémentaire de la revue du même nom. Envisage la Franc-Maçonnerie comme un univers culturel dont l’étude nécessite d’employer les outils des sciences humaines, de procéder à une nette séparation du réel et du légendaire et de procéder à la prise en compte de ce légendaire comme un fait social et historique.
Il paraît que plus rien ne sera comme avant. D’ores et déjà la crise sanitaire sans précédent que nous vivons bouleverse nos repères, nos vies et nos façons de penser. Le blog de Critica Masonica entreprend une série d’articles relevant quelques questions soulevées par le Covid-19, les questions qui ressortent, celles qui sont formulées différemment et celles qui apparaissent.
Marie Balda
Nous sommes au cœur d’une période incertaine, une parenthèse anxiogène dont on ne sait quand et comment elle se refermera. Pour certains métiers de tous grades, elle est intense, épuisante, tournée sans réserve vers la santé ou le confort de la population. Pour d’autres, elle est le vertige d’un agenda vidé de son agitation, dégonflé de son importance.
Que le confinement imposé par la prophylaxie et le politique soit confortable en télétravail, assourdissant de silence dans un désert rural et numérique ou chaotique dans un espace réduit avec des enfants qui manquent d’air et de mouvements, pour aucun de nous ce ne sont des vacances, mais une vacance, un temps suspendu à on ne sait trop quoi, un temps sans rassurance. Des gens s’étonnent, souffrent, meurent ou réchappent d’un virus invisible qui tétanise le monde entier et marque la fin de notre toute puissance ; un temps sans bornes ni lendemains assurés d’où s’effacent projets, perspectives, résolutions prises à titre individuel ou collectif ; un temps gelé dont on ne sait s’il sera le terreau de réinventions collectives.
Un temps qui nous extrait de ce que la philosophe et psychanalyste Hélène L’Heuillet, dans son récent essai Éloge du retard (Albin Michel, 2020) appelle la « société accélérée », celle des courriels, des réseaux sociaux, de la réponse immédiate, de l’information et des opinions en temps réel, de la maladie du timing et de notre servitude volontaire à tout cela.
On entend les Occidentaux se plaindre sans cesse de leur manque de temps et de disponibilité.
On en a, en durée indéterminée. Et c’est l’angoisse.
Surgissent de fait des empêchements, des reports sine die, des moments de calme, vides et légèrement méditatifs, une couleur du temps que l’on ne prend pas la peine de regarder quand tout marche, tout va vite ; des instants de pause inquiètes, étonnées d’être imposées…. Ou permises.
S’égrènent sans qu’on n’y prenne garde les expressions mettant en jeu un temps dont nous faisons peu cas en temps normal, en temps d’avant : gagner du temps, manquer de temps, perdre son temps, avoir du temps ou, selon feu Patrice le Lay, décédé au premier jour du confinement, du « temps de cerveau humain disponible » (1). Enfin. Ou bien encore, « donner du temps au temps » (2).
Il ne s’agit donc pas de le maîtriser, de l’organiser, de le modeler à façon comme on pouvait le penser avant que tout ne s’arrête.
Quel jeu jouons-nous avec le temps ? Est-ce un adversaire comme le convoque Baudelaire, un temps qui commande et a toutes les cartes en mains, « joueur avide, qui gagne sans tricher, à tous coups » (3) ? Ou bien une substance apparemment structurée en années, jours, minutes, peut-être domptée en rythmes diurnes et nocturnes, en saisons et datations, en instants dont on se réjouit et d’autres que l’on craint ou regrette ?
Le temps est une notion sans queue ni tête, qui nous dépasse et nous submerge, avec laquelle il faut composer. Invisible, impalpable lui aussi, en qui il faut bien se couler, faire avec.
Et l’on habite ce temps avec plus ou moins de bonheur.
Hélène L’Heuillet nous propose de vivre le confinement sans vertige, comme une épreuve de vérité pacifique et lucide, sans faire du temps un ennemi à occuper, tromper ou tuer, sans craindre l’ennui qui fait partie de notre humaine condition et fait grandir les enfants en leur offrant, comme à nous, des interstices de vide salvateur, revigorant, créatif.
Structurer, ponctuer son temps est digne, sociable et avisé ; le combler, le « passer » est déraisonnable, dangereux, antinaturel. Cadrer nos journées comme on optimise le remplissage d’une valise-cabine pour un voyage est vain et ridicule : pas d’avion en perspective immédiate !
Mais une plage de temps nous est offerte, à nous de nous saisir de ce sentiment de vivre, sans pilote automatique, sans hantise du retard, ce retard qui n’est ni lenteur ni patience, mais notre temps propre. Gardons-nous donc de tenter la maîtrise du temps sauf en cas d’urgence absolue et vitale ; nous ne sommes pas tous chirurgiens cardiaques ni réanimateurs…
Si les astrophysiciens associent le temps et l’espace en leurs calculs exponentiels, on peut, dans ce confinement plus ou moins confortable, associer le temps au silence intérieur, remettre sa pendule à l’heure, écouter ce qui se passe quand on cesse de courir, se laisser traverser par un calme inédit et peut-être, s’il le faut, par la tristesse, le chagrin et la peur. Il y a fort à parier qu’il en sortira des résolutions naturelles et profondes.
« Le retour à soi est la meilleure sortie de crise que l’on puisse espérer » nous dit Hélène L’Heuillet (4).
Quittons le monde des impatients qui ne savent vivre avec un problème non résolu.
Et puisque en ces temps calmés, les animaux sortent du bois, rappelons-nous avec La Fontaine que la tortue coiffe le lièvre au poteau et que c’est le rat qui ronge efficacement le filet dans lequel le lion se débattait en vain.
__________________
1. Entretien dans Les dirigeants face au changement - Baromètre 2004, éditions du Huitième jour, 2004.
2. L’origine de cette formule souvent attribuée à François Mitterrand vient de Miguel de Cervantes : « Ce remède me paraît fort sévère et il sera bon de donner du temps au temps » (L'Ingénieux noble Don Quichotte de la Manche, seconde partie, chapitre 71, 1615).
3. Charles Baudelaire, « L'horloge », Les Fleurs du Mal, 1857.