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Blog d'étude critique et académique du fait maçonnique, complémentaire de la revue du même nom. Envisage la Franc-Maçonnerie comme un univers culturel dont l’étude nécessite d’employer les outils des sciences humaines, de procéder à une nette séparation du réel et du légendaire et de procéder à la prise en compte de ce légendaire comme un fait social et historique.

Les débats au temps du Covid-19 : ce qu’il restera de notre liberté

Il paraît que plus rien ne sera comme avant. D’ores et déjà la crise sanitaire sans précédent que nous vivons bouleverse nos repères, nos vies et nos façons de penser. Le blog de Critica Masonica entreprend une série d’articles relevant quelques questions soulevées par le Covid-19, les questions qui ressortent, celles qui sont formulées différemment et celles qui apparaissent.

 

Danièle Dumontet

 

Nous vivons une époque formidable. Depuis mai 68 où la France était à l'arrêt par la volonté des étudiants et travailleurs réunis, je n'ai jamais connu une période avec aussi peu de réponses sur l'avenir. Tout est possible,  tout est dit, tout et son contraire. Finies les postures des uns et des autres, le mot d'ordre des politiques aujourd'hui est le doute, l'humilité : je ne sais pas... nous disent-ils, à l'exception de quelques radicaux irréductibles qui s'arque-bouteront toujours sur quelques vieilles lunes.

 

Nous ne polluons plus mais la vie économique s'écroule en laissant sur le pavé encore plus de précaires. Les partisans de la décroissance devrait être satisfaits mais ce sont peut-être les premiers qui se sont rués dans leur maison de campagne ou dans les supermarchés pour faire des réserves. Les chercheurs regrettent que nous ne soyons plus fumeurs puisque la nicotine pourrait éventuellement nous préserver du virus. Même ceux qui défendaient la loi Evin (1), aujourd'hui regrettent le bon vieux temps où nous pouvions siroter un apéro au bar ou en terrasse du bistrot du coin et les psychologues nous informent, comme si nous le savions pas déjà, combien ces festivités sont utiles pour le moral.

 

Nous ne pouvons plus nier que nous sommes citoyens du monde puisque tous les pays sont touchés par cette pandémie mais toutes les frontières sont fermées et il nous sera difficile dans les temps à venir de voyager, d'aller à la rencontre des autres dans un univers ouvert, sur les traces des poètes explorateurs.

 

L'extrême droite et l'extrême gauche portent le même discours: l'État n'est pas à la hauteur de l'enjeu et devrait offrir à la population encore plus de protection. Idem pour ceux qui rejetaient l'idée d'un vaccin et qui, aujourd'hui, trouvent incompréhensibles qu'il ne soit pas déjà trouvé. Nous nous pensions immortels  et nous découvrons que la mort peut frapper aveuglement notre cercle le plus proche. Nous la pensions réservée aux autres, ceux qui venaient de loin, ceux que nous arrivions à peine à nous représenter, ceux qui mourraient loin ou de plus en plus proche de chez nous dans une indifférence totale.

 

La liste est longue de ces paradoxes  et chacun pourrait y apporter son exemple.

 

La planète tourne mais elle a perdu la boussole. Tout ce que les idéologies n'ont pas réussi à faire, un simple petit virus a pu, en quelques jours,  faire voler en éclat nos certitudes et tout semble à reconstruire pour le meilleur ou pour le pire .

 

De notre prise de conscience du rapport aux autres, à l'autre, dépendra notre avenir. Soit il est porteur d'angoisse, de défiance et après les festivités carnavalesques du déconfinement, il nous conduira à un repli sur nous-mêmes et à un renforcement de l'ordre et de l'autorité, à une pénétration du règlement dans les plus petits détails de nos vies. Soit il est porteur d'espoir, de confiance et il nous conduira vers une société plus équitable, moins conflictuelle, bienveillante  et plus accueillante.

 

Tout d'abord nous ne pouvons plus nier que nous sommes citoyens du monde. Hier lorsqu'un virus émergeait, généralement il ne touchait qu'un continent, qu'une communauté et par conséquent, nous autres « Occidentaux », écoutions  vaguement l'information sur le nombre de morts sans nous sentir vraiment concernés. Aujourd'hui force est de constater que nous sommes tous à bord du même navire et que si nous ne ramons pas dans le même sens nous allons tous couler.

 

Nous réalisons un fait simple : nous sommes tous interdépendants dans une société, quelle que soit notre position sociale ou intellectuelle et chacun trouve sa place. Les élites : professeurs, chercheurs, médecins, économistes, sociologues, philosophes, psychiatres et j'en oublie, sont sollicitées pour trouver des solutions immédiates  et de  nouvelles perspectives à cette situation inédite. Les classes moyenne et supérieure s'échinent en télétravail pour permettre aux sociétés de rester la tête hors de l'eau, de répondre aux besoins quotidiens de leurs semblables et de maintenir l'emploi. Les enseignants donnent de leur temps et de leur imagination pour aider les enfants à garder une curiosité pour la connaissance. Les derniers de cordée, « ceux qui ne sont rien » (2), œuvrent au quotidien pour assurer soit notre santé dans les hôpitaux, les Établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (EPHAD), soit nos besoins primordiaux comme l'alimentation dans les supermarchés, les industries agro-alimentaires, soit notre sécurité en nettoyant tous les lieux de vie. C'est cet ensemble qui forme une société et il me semble qu'en cette période de crise nous en prenons davantage conscience.

 

 Mais le confinement, vécu différemment en fonction de son statut, de sa situation géographique, de son logement de son âge, révèle un sentiment de grande inégalité : celui du « toujours les mêmes qui trinquent », les mal-logés, les opératifs condamnés à travailler en prenant des risques pour leur santé ou au chômage partiel avec des revenus diminués, de ceux qui tournent en rond avec leurs enfants dans de petits appartements avec vue sur la rue. Ils pensent que leur condition est immuable alors que d'autres ont des maisons, un jardin, un emploi conservé en télétravail, du temps pour la culture, pour s'occuper d'eux. En 1927, Fritz Lang dans son film Metropolis en dessinait déjà le contour : une ville haute pour la classe dirigeante et une ville basse pour une armée d'esclaves placés sous la surveillance panoptique d'un ingénieur en chef. Ce malaise existait et s'exprimait chez nous par le mouvement des gilets jaunes. Le virus a mis un couvercle dessus, mais comme pour une cocotte-minute : attention au moment de l'ouverture du couvercle, à la sortie de crise... Mais quand on est considéré comme un héros, comme un sujet performant, il y a peut-être la faiblesse de se soumettre à une contrainte libre générée par soi-même. Et puis manifester masqués, donc silencieux ou au minimum « au son de la voix étouffée », à un mètre de distance ne séduira pas tout de suite les syndicats !

 

Par le confinement, nous assistons actuellement à une poussée inéluctable des usages numériques et nous pouvons imaginer que plus celui-ci dure, plus il sera difficile de changer les habitudes de communication, de consommation. Les activités des GAFAM (3) ont progressé :  Amazon s’est transformé en service public de l’approvisionnement en tout genre, alimentaire, culturelle, « kit de survie en famille », jeux de société, feutres, cahiers de devoir… Les liens de communication digitale entre confinés ont remplacé les habituelles rencontres incarnées. Ainsi, WhatsApp ou Skype ont été non seulement utilisé par les familles et les amis pour garder le contact, mais aussi  par les chaînes d’information pour joindre leurs invités, eux aussi confinés et les passer à l’antenne. Le virtuel se taille une place de plus en plus grande dans la culture. Comment résister au plaisir de visiter un musée seul, sans faire être gêné par la cohue, et rester le temps qui nous semble nécessaire devant chaque œuvre.

 

À défaut de l'imaginaire développé par la poésie ou les romans, le virtuel ne serait-il pas la meilleure manière de s'échapper à l'omniprésence des autres dans son environnement. Autant nous revendiquons la transparence dans la société, autant celle non fantasmée de nos proches nous exaspèrent. Notre conjoint(e), notre compagnon(ne) nous a séduit par son mystère, ses zones d'ombre et nous nous retrouvons face à une forme d'exhibitionnisme par le fait du quotidien. Notre confiance envers l'autre n'est possible que par une relation de savoir et de non-savoir et par l'existence d'un jardin secret on peut construire avec l'autre une relation positive. Nous avons besoin pour être nous-mêmes d'avoir le choix de rester ou de partir, d'être seul(e) ou accompagné(e), de vivre toutes les facettes de notre personnalité dans des univers différents sans être en permanence sous le regard de l'autre.

 

Il n'y a rien de pire que la dépendance imposée, lorsqu’il n’y a pas moyen de s'échapper du quotidien, pour des enfants qui ont tant besoin des autres, d'ouverture pour se construire. Ils se retrouvent enfermés avec des parents maltraitants, pour les plus malheureux, des parents envahissants ou indifférents pour la plupart d'entre eux. La phrase d’André Gide « Familles, je vous haisFoyers clos ; portes refermées ; possessions jalouses du bonheur » (4) n' a jamais autant été d'actualité. Pour beaucoup le seul moyen d'ouvrir une fenêtre sur un autre univers demeure dans la consultation des réseaux sociaux, des jeux vidéos.

 

Nous savons que, seul, il ne nous est pas possible d'évoluer, de devenir des citoyens à part entière. Nous avons, depuis notre naissance, besoin du regard des autres, pas de celui de quelques uns ou de quelques unes mais d'une multitude de regards, croisés dans de multiples occasions qui a chaque fois nous obligent à nous remettre en question. Même ceux qui ont fait vœu de silence le vivent en communauté et ils l'ont choisi. Rien de pire que vivre une situation qui nous a été imposée, non par notre comportement, mais par un élément extérieur que nous ne pouvons maîtriser.

 

Aujourd'hui nous savons que le confinement est provisoire, mais demain pourrons-nous nous serrer dans les bras, nous embrasser, nous réunir, voyager, aller à l'autre bout de la planète. L'idée que le provisoire pourrait devenir définitif et la norme me glace d'effroi. la société apeurée risque de nous traquer dans nos moindres gestes, nous enfermera dans un carcan.  Elle sera inéluctablement de plus en plus hygiéniste et soupçonneuse.

 

« Cours camarade, le vieux monde est derrière toi »... et le « nouveau » risque de ne pas te plaire, ce slogan de mai 68 m'est revenu à l'esprit et avec lui un monde de liberté où chacun pouvait vivre, s'aimer en toute insouciance. De façon générale et quelle que soit notre condition sociale ou affective, nous avons l'intime conviction que notre espace de liberté ne sera plus le même. Et pour moi - peut-être est-ce l'âge -, mais c'est le sentiment le plus difficile à vivre. Notre liberté est rognée, l'égalité se cherche, une nouvelle fraternité se crée, mais espérons qu'elle ne sera pas qu'un feu de paille. Nous l'espérons transversale et non pas limitée à de petits cercles communautaires, d'appartenance, de statut social. Comme le fait remarquer Edgar Morin : « Sachons enfin que le pire n'est pas sûr que l'improbable peut advenir et que, dans le titanesque et inextinguible combat entre les ennemis inséparables que sont Eros et Thanatos, il est sain et tonique de prendre le parti d' Eros » (5). Désespérons, mais espérons.

 

1. Loi du 10 janvier 1991 relative à la lutte contre le tabagisme et l'alcoolisme.

2. Le 29 juin 2017. Emmanuel Macron inaugure « Station F », un incubateur de start-up à Paris. Il déclare : « Une gare, c’est un lieu où l’on croise les gens qui réussissent et les gens qui ne sont rien. »

3. GAFAM reprend la lettre initiale de Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft.

4. Les Nourritures terrestres, Le Mercure de France, 1897.

5. Entretien avec Nicolas Truong, Le monde, 19 avril 2020.

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