Blog d'étude critique et académique du fait maçonnique, complémentaire de la revue du même nom. Envisage la Franc-Maçonnerie comme un univers culturel dont l’étude nécessite d’employer les outils des sciences humaines, de procéder à une nette séparation du réel et du légendaire et de procéder à la prise en compte de ce légendaire comme un fait social et historique.
Jean-Pierre Bacot
Nous ne remercierons jamais assez les éditions Zones dirigées par Grégoire Chamayou et diffusées par La Découverte de nous avoir envoyé un ouvrage qui, d’une part, nous éclaire sur la période que nous vivons, mais aussi nous rappelle ce que fut la richesse de la pensée allemande de l’entre-deux-guerres, encore si peu traduite.
Le travail que fait Grégoire Chamayou rapproche deux personnages qui se connaissaient, mais en vinrent à se détester. Le destin fut à leur égard des plus injustes puisque Carl Schmitt (1888-1985), théoricien du droit et philosophe rallié à l’hitlérisme, auteur en 1932 de La notion de politique finit tranquillement ses jours en Allemagne, en produisant, en 1963, La théorie du partisan, ouvrage de référence sur la violence en politique. Son ralliement au nazisme fut marqué par un glaçant discours au patronat allemand en 1932 intitulé « État fort et économie saine » où se voit théorisé un libéralisme autoritaire, tel qu’on le voit, près d’un siècle plus tard, refleurir dans certains pays.
Grégoire Chamayou croise cette pensée d’autant plus dangereuse qu’elle est solidement argumentée avec celle d’Hermann Heller, lui aussi juriste et philosophe, mais engagé à gauche et qui mourut en Espagne quelques mois après sa fuite d’Allemagne pour cause de judaïsme. Il fut un brillant débatteur et mit Schmitt dans les cordes lors d’un procès qui eut lieu devant la Haute cour de justice de Leipzig. Cela vexa profondément son adversaire qui se laissa alors aller à un antisémitisme débridé.
Après avoir tissé ce rapport de force entre deux pensées et leur incarnation, remettant les choses en place quant à la naissance du libéralisme autoritaire intervenue avant celle du néo-libéralisme et discutant au passage la notion d’ordo-libéralisme de Foucault, Grégoire Chamayou nous propose ensuite deux textes qu’il a traduits : le discours au patronat allemand de Schmitt et « Libéralisme autoritaire ? » d’Hermann Heller, paru dans une revue Neue Runschau que dirigeait Stefan Zweig. L’appareil critique de cet ouvrage est impressionnant et devrait permettre à qui le voudra de poursuivre sa réflexion sur cette question d’une brûlante actualité.
En fait, à l’heure où s’affrontent des conceptions qui ont toutes en commun de promouvoir la liberté économique, il n’est pas inutile d’aller rechercher dans un moment crucial de l’histoire l’instant où la forme autoritaire du libéralisme et sa critique se sont cristallisées. Il faut aussi intégrer le fait que la critique, comme celle qui fleurit à la même époque dans l’école de Francfort a eu grand mal à être prise en compte, malgré les efforts de médiation et de traduction, tandis que la version autoritaire qui nous mena au pire a depuis bien longtemps pignon sur rue.
Le lecteur et la lectrice d’aujourd’hui ne manqueront pas de penser que bien des politiques oscillent entre les deux pôles que décrit ce livre. La tentation autoritaire possède une ligne de fuite, le totalitarisme. On peut espérer que l’autre ne même pas forcément à l’exil. Vers quelle terre de liberté, d’ailleurs ?