Blog d'étude critique et académique du fait maçonnique, complémentaire de la revue du même nom. Envisage la Franc-Maçonnerie comme un univers culturel dont l’étude nécessite d’employer les outils des sciences humaines, de procéder à une nette séparation du réel et du légendaire et de procéder à la prise en compte de ce légendaire comme un fait social et historique.
Jean-Pierre Bacot
Avis aux curieux, même s’ils sont un tantinet paresseux, on vous offre un bijou, tout Anders résumé en moins de 100 pages, pour 6,10 euros, chez Payot Rivages. Appelez votre libraire s’il est encore scandaleusement fermé et il vous le vendra sur le seuil de sa boutique. C’est autorisé.
Cette histoire de la haine, prise comme catégorie philosophique, comporte quelques uns des textes qui auraient dû figurer dans un troisième volume de L’obsolescence de l’homme (éditions Encyclopédie des nuisances) dont les deux premiers sont disponibles en français, au cas où vous auriez décidé de profiter du moment pour vous mettre à un travail de fond.
La haine nous montre excellemment en quoi l’auteur Günther Anders se trouve à l’aise dans plusieurs registres, non sans un humour qui tempère une thématique catastrophiste. Fort bien traduit et introduit par Philippe Ivernel, cet opus a minima reprend la grande idée andersienne : l’homme est dépassé par la technique, sa technique. Du guerrier antique au soldat de la Première guerre mondiale et aux combattants de la Résistance, on pouvait haïr un adversaire que l’on voyait de près, en l’affrontant manu militari. En revanche, ceux qui bombardèrent Hiroshima ou Nagasaki, auxquels Anders s’intéressa de près, se contentèrent de faire leur travail.
Une première partie de ce petit livre présente des « Pensées préalables » décapantes. Suivent deux épisodes de « L’appétit vient en mangeant » (titre choisi en français par Anders) qui se déroulent sous forme d’un dialogue imaginé entre l’auteur, Pyrrhon, le premier des philosophes sceptiques grecs au IVème siècle avant notre ère, et le Président Traufe (« la gouttière »). L’adversaire est mis dans les cordes avec juste ce qu’il faut d’exagération et une gestion habile des paradoxes. Un régal.
Le quatrième extrait : « Les chers artilleurs » montre que, déjà, les expéditeurs d’obus ne voyant plus leurs victimes, commencent à ne plus trop les haïr, ce qui nous vaut une de ces phrases qui font que certains referment les livres d’Anders qu’ils trouvent trop abrupts et pessimistes : « La fin de la haine pourrait bien signaler la fin de l’humanité, parce que maintenant, ce ne sont plus les hommes qui combattons les hommes, et ce ne sont plus les hommes par lesquels nous sommes combattus, nous les hommes. »
Cela dit, on pourra s’interroger d’un point de vue éditorial sur cette méthode qui consiste à nous saucissonner une œuvre majuscule. Certes, Anders, au terme de sa longue vie (1902-1992) a légué un très grand nombre de manuscrits. Mais en attendant les œuvres complètes dans quelques dizaines d’années en allemand, puis en français, espérons que l’on nous en donnera un peu plus lors de la prochaine livraison si l’on veut espérer rattraper une partie d’un majuscule retard à la traduction.
Si l’on voulait se persuader de la pertinence, voire de l’actualité de certains textes, citons pour terminer un extrait de la première partie (p.22) : « C’est seulement au milieu des plaintes et des gémissements que je l’ai appris, il y a soixante ans ou presque, en lisant le ʺMein Kampfʺ (ʺmon combatʺ) d’Hitler. Apprendre cela avait été bien nécessaire. Car celui qui ne haït pas l’infamie ne fait pas seulement œuvre de lâcheté, mais s’attire aussi le soupçon d’être de mèche avec elle. Et un beau matin, il constate, incrédule, qu’il se trouve effectivement de mèche avec l’infâme, qu’il passe pour son ami et ne peut plus faire marche arrière et par là se rend à son tour haïssable et se voit même ensuite haï à bon droit. En l’occurrence par ceux dont il y va : ceux qui haïssant la haine, néanmoins [en français] haïssent ».
Derrière la prosodie ici volontairement répétitive d’Anders, cela ne vous rappelle-t-il rien ? Penser la catastrophe nous aide à supporter et, peut-être, gardons un soupçon d’espoir, à éviter ou, à tout le moins, diminuer l’impact de la prochaine. Wie anders tun ? Comment faire autrement ? Anders s’appelait en réalité Stern. Il peut nous servir d’étoile dans la nuit.