Blog d'étude critique et académique du fait maçonnique, complémentaire de la revue du même nom. Envisage la Franc-Maçonnerie comme un univers culturel dont l’étude nécessite d’employer les outils des sciences humaines, de procéder à une nette séparation du réel et du légendaire et de procéder à la prise en compte de ce légendaire comme un fait social et historique.
Christophe Bitaud
Cet article est récemment paru dans le supplément électronique de la Raison, la Plume et la pensée. Nous remercions l’auteur et le rédacteur en chef Christian Eyschen de nous avoir permis de le reproduire.
Depuis environ une vingtaine d’années, un nouveau genre littéraire connait un franc succès en France sous la dénomination de « thriller ésotérique » et se décline sous forme de romans ou de bandes dessinées. D’aucuns, méprisants, considèrent qu’il s’agit là de sous-littérature, de ce qu’on appelle la littérature de gare ou « Pulp » aux États-Unis. Le polar a longtemps été méprisé lui aussi par les intellectuels et la faune des critiques littéraires avant d’être reconnu par les mêmes comme un genre littéraire en tant que tel comprenant même quelques chefs d’œuvres.
Pour ma part, je pense que toute école littéraire (et c’est la même chose pour les autres formes d’expression artistique) produit des chefs d’œuvres et des « navets ». Le thriller ésotérique est sans doute encore trop jeune pour trier le bon grain de l’ivraie, le temps fera son œuvre.
Quelles sont les caractéristiques du thriller ésotérique ?
Incontestablement, il peut être qualifié de littérature populaire, ce qui n’est nullement, pour le moins pas systématiquement, synonyme de médiocrité. Le roman populaire, qui s’est développé en France au XIXème, se caractérise par une intrigue, riche en rebondissements, qui prend parfois (souvent ?) le pas sur le style et des personnages archétypaux. Des auteurs comme Eugène Sue, Jules Vernes ou Alexandre Dumas ont donné ses lettres de noblesse à la littérature populaire. Le même phénomène est observé au Royaume-Uni à la même période avec le « penny dreadful », petit livre imprimé sur un papier de mauvaise qualité et vendu un penny ou « dime novel », roman vendu au prix de 10 cents, pièce de 1 dime. Aux États-Unis, au début du XXème siècle, le « Pulp magazine », qui doit son nom au fait que le magazine était imprimé sur du papier de qualité très médiocre dont la pâte est constituée de résidus de fibre de bois (Wood Pulp), est très populaire jusqu’au milieu du siècle.
Notons un procédé stylistique très fréquemment utilisé par les auteurs de thrillers ésotériques : celui qui consiste à construire deux récits intimement liés, à deux périodes historiques différentes, l’une dans le présent et l’autre dans le passé (parfois un passé très lointain) et de procéder à une alternance temporelle des chapitres. Les événements passés sont alors sensés éclairer ceux du présent. Didier Convard, pour la bande-dessinée, Ravenne et Giacometti, ou Jean-Luc Aubarbier pour le roman, usent systématiquement de ce procédé.
Les thématiques abordées dans le thriller ésotérique puisent dans l’imaginaire collectif, quand ce n’est pas dans nos fantasmes. On distingue quelques constantes. Les auteurs mettent souvent en scène des sociétés secrètes. Certaines existantes ou ayant existé, d’autres étant le fruit de l’imagination des auteurs. Parmi les premières, la Franc-Maçonnerie est la plus citée, il faut dire qu’un grand nombre des auteurs de thrillers ésotériques sont Francs-maçons et pour la plupart, ne s’en cachent pas. Rien d’étonnant dès lors, à ce que leurs héros, policiers ou aventuriers soient eux aussi Francs-maçons, on peut citer Didier Mosèle et Martin Hertz (Didier Convard Le triangle secret), Antoine Marcas (Ravenne et Giacometti), Pierre Cavaignac et Marjolaine Karadec (Jean-Luc Aubarbier L’échiquier du Temple , Le testament noir, La vengeance de Gaïa, Le complot de l’Aube dorée, Le code Télémaque).
La Golden Dawn (ou ordre hermétique de l’Aube dorée), que Jean-Luc Aubarbier met en scène, est une société occultiste qui défraya la chronique à la charnière des XIXème et XXème siècles. L’écrivain, poète, occultiste, Franc-maçon, « tarologue », astrologue, érotomane et opiomane… aventurier controversé (c’est un euphémisme, il fut considéré comme « l’homme le plus malsain du monde »), Aleister Crowley (en photo) en est le membre le plus célèbre et sulfureux. Ce personnage inspira largement la culture rock. Jimmy Page, guitariste de Led Zeppelin et ésotériste acheta son château au bord du Loch Ness et Ozzy Osbourne, chanteur de Black Sabbath, écrivit une chanson éponyme. Ravenne et Giacometti invitent ce mage noir dans La conjuration Casanova et cette société secrète est au centre de l’intrigue du roman de Jean-Luc Aubarbier Le complot de l’Aube Dorée
L’aspect pour le moins pittoresque de Crowley ne doit pas occulter (si j’ose dire…) le fait que la Golden Dawn attira la fine fleur de la littérature gothique anglo-saxonne : le poète et dramaturge irlandais, prix Nobel de Littérature en 1923, William Butler Yeats, Arthur Machen (auteur du Grand Dieu Pan ), Sax Rohmer (qui donna vie au génie du crime « Fu Manchu ») ou Bram Stocker (le père de Dracula), pour ne citer que les plus connus.
Les Rose-Croix, les cathares, les Templiers, la société Thulé ou les célèbres Illuminati (entre autres) sont également fréquemment convoqués dans les thrillers ésotériques, ce qui nous amène incontestablement sur un terrain glissant, celui de ce qu’il est convenu d’appeler aujourd’hui « le complotisme ». Ce terme controversé et ambigüe permet à la fois de couper court à tout débat argumenté et de décrire un phénomène sociologique et historique, réel ou fantasmé (du complot judéo-maçonnique à l’islamo-gauchisme en passant par la cagoule ou le nazisme). Comme quoi rien n’est simple sur le pavé mosaïque. Trois « complots » se retrouvent fréquemment dans les thrillers ésotériques.
Commençons par la vraie nature du Christ. Il s’agit d’une théorie développée par des auteurs qualifiés d’ésotéristes tels que Robert Ambelain (Jésus ou le mortel secret des Templiers), Gérard de Sède: Les Templiers sont parmi nous ou Michael Baigent, Richard Leigh et Henry Lincoln : L’énigme sacrée, selon laquelle, c’est le frère jumeau de Jésus, Thomas qui serait mort sur la croix, tandis que Jésus aurait fondé une descendance (la lignée mérovingienne) avec Marie-Madeleine, réfugiée en Gaule. Cette légende, en passe de devenir un mythe, est le thème central de la Bande dessinée et du roman de Didier Convard, Le triangle secret. Le complot est celui d’une société secrète affidée du Vatican, Les gardiens du sang faisant furieusement penser à l’Opus Dei, mettant tout en œuvre pour cacher un secret qui mettrait à mal les fondations du dogme catholique. Leurs ennemis séculaires ne sont autres que les membre de la « Loge Première », organisation maçonnique occulte, détenteur du secret contenu dans L’Evangile du fou, rédigé par « le Frère premier », via Jean, les cathares, les Templier etc. Ce mythe est également au cœur de ce qu’il est convenu d’appeler le mystère de l’abbé Saunière et Rennes le château, thème de l’ouvrage de Giacometti et Ravenne Apocalypse.
Le second complot postule que le nazisme serait une création pure et simple d’une société secrète aryenne du nom de Thulé. Si la société en question a bien existé, il s’agit surtout d’un groupuscule nationaliste et raciste. Il est incontestable qu’un certain nombre de dignitaires nazis étaient des illuminés perméables aux théories occultistes les plus farfelues (Atlantide, Supérieurs inconnus, mythe de la terre creuse…), parmi lesquels deux personnages se détachent.
Heinrich Himmler, fondateur de l’ordre de la SS et de l’Ahnenerbe, institut dont le but était l’étude de « la sphère, l'esprit, les hauts faits et le patrimoine de la race indo-européenne nordique » (qui était peuplé d’occultistes comme Otto Rahn qui perdit la vie en cherchant le Graal) et Alfred Rosenberg, chantre d’une religion nouvelle basée sur la prétendue pureté du sang aryen. Himmler et son Ahnenerbe sont au centre de la trilogie de Ravenne et Giacometti « La saga du soleil noir ».
Nonobstant ces rappels historiques, il est évident que faire du nazisme le fruit d’un complot occulte est à la fois historiquement faux et politiquement dangereux. Certes, un roman n’a pas valeur historique, sauf quand il se prétend tel, mais il peut influer des comportements. Le symbole est-il vrai ? Pas nécessairement, mais il véhicule un message. Ainsi, dans son roman Le Testament noir, Jean-Luc Aubarbier décrit une filiation directe entre les mouvements indépendantistes arabes et le IIIème Reich. Toute licence en art, c’est une évidence, néanmoins l’écrivain a une responsabilité et certaines allégations ne peuvent qu’alimenter un climat politique délétère.
Enfin, le troisième complot, celui qui a incontestablement le vent en poupe, est l’œuvre des Illuminati. Démêler le vrai du faux, faire la part des choses entre l’histoire et l’imagination nous emmènerait trop loin. Outre le monde virtuel d’internet et des réseaux sociaux, aux relents souvent nauséabonds, le complot Illuminati alimente largement le thriller ésotérique. Il n’est qu’à lire Le code Télémaque de Jean-Luc Aubarbier ou Le règne des Illuminati »de Ravenne et Giacometti pour s’en convaincre.
Le thriller ésotérique, forme de littérature populaire, s’inscrit dans une filiation. La galerie des ancêtres est pour le mois prestigieuse. Evoquons la succinctement dans l’ordre chronologique :
- Alexandre Dumas. Son roman Joseph Balsamo s’inspire de la vie de Cagliostro, célèbre aventurier, Franc-maçon, se prétendant mage, alchimiste et … immortel. C’est sans doute pour prouver qu’il n’en était rien que la justice pontificale l’enferma pour hérésie jusqu’à sa mort.
- George Sand. Dans ses romans Consuelo et La comtesse de Rudolstadt, l’auteure berrichonne, parfaitement représentative de la littérature populaire de qualité, met en scène la secte des Inconnus et la Franc-maçonnerie dans l’Europe de Lumières et des Illuminés.
- Jules Verne. Véritable précurseur de la science-fiction, le nantais explore certains mythes comme celui de la terre creuse dans son roman Voyage au centre de la terre.
- Maurice Leblanc. Le père du gentleman-cambrioleur, Arsène Lupin, peut à juste titre compter parmi les précurseurs du thriller ésotériques. Outre qu’il explore le genre fantastique avec « L’île aux trente cercueils », qu’il convoque La comtesse de Cagliostro, il s’attaque au secret des rois de France dans son roman L’aiguille creuse. Une légende tenace fait de Maurice Blanc un dépositaire de secrets ésotériques. Une chose est certaine, son œuvre est parsemée de références plus ou moins explicites à l’affaire de Rennes le Château et sa lecture attentive peut s’apparenter à un jeu de piste.
- Umberto Eco, enfin et surtout ! L’écrivain et érudit italien utilise toutes les ficelles qui donneront naissances au « thrilleur ésotérique » et au « complotisme » pour mieux les dénoncer avec talent et humour. Dans Le cimetière de Prague, il dissèque la théorie du complot judéo-maçonnique de l’abbé Barruel. Le pendule de Foucault est l’œuvre majeure d’Éco qui inspirera toues les auteurs de thrillers ésotériques. Il s’agit de l’histoire d’un homme passionné d’ésotérisme, d’occultisme et d’hermétisme qui, dans un extraordinaire jeu intellectuel, invente avec deux comparses un plan occulte pour diriger le monde.
Nous sommes des libres penseurs, il est donc fort probable que d’aucuns nous reprochent une certaine complaisance vis-à-vis d’une pensée irrationnelle. Ce serait confondre pensée rationnelle et scientisme. Oui, la poésie, l’imaginaire, la fiction, le rêve… ont une valeur intrinsèque. En explorant la psyché, ils peuvent contribuer à comprendre l’Homme et le monde, sur un tout autre plan que la science, car ils n’ont pas le même champ d’exploration, ils sont complémentaires plus que contradictoires. Et plus simplement, plus modestement (encore que…) ils nous permettent de nous évader, c’est la récréation de l’esprit. Breton et les Surréalistes l’avaient fort bien compris en leur temps, eux qui surent si bien concilier l’engagement politique et la lutte contre tous les dogmes par leur action et l’exploration du merveilleux et du fantastique dans leur art.
En guise de conclusion, laissons la parole à Didier Convard, auteur du thriller ésotérique Le Triangle secret : « Le privilège d’un auteur est de ne plus se poser la question relative à la vérité. Paraphrasant Dumas, peu importe de violer l’Histoire si c’est pour lui faire de beaux enfants ! J’ai effectivement été intéressé par la théorie du jumeau du Christ. Si étonnant que cela paraisse, je ne me suis même pas posé la question à savoir si cela pouvait être vrai. J’y ai vu matière, encore une fois, à développer la problématique du mythe fondateur. Pourquoi un événement (avéré ou inventé) devient-il le socle d’une pensée, une philosophie, une religion ? Pourquoi sera-t-il la cause de violence, d’intolérance, d’exclusion et de guerre alors qu’il élevait l’Amour au rang de vertu première ? C’est par ces interrogations que j’ai abordé l’écriture du scénario du Triangle Secret. »
Et si le privilège de l’auteur, dont il parle, était aussi le privilège du lecteur ?