Blog d'étude critique et académique du fait maçonnique, complémentaire de la revue du même nom. Envisage la Franc-Maçonnerie comme un univers culturel dont l’étude nécessite d’employer les outils des sciences humaines, de procéder à une nette séparation du réel et du légendaire et de procéder à la prise en compte de ce légendaire comme un fait social et historique.
« Nous voulions changer le monde, mais le monde nous a changés… »
Le billet d’humeur d’Augustine et de Melanctha
Une posture victimaire en réaction au mépris social des politiques et des institutions
« L’homme du ressentiment le vit comme une juste colère, indissociable d’une indignation, la simple traduction d’un mal-être dont il est victime. […] Les hommes du ressentiment se présentent d’ailleurs souvent comme issus du peuple, le vrai. Ce souci de l’authenticité est symptomatique. Ils sont persuadés d’être dans leur bon droit, persuadés d’être les ʺvraisʺ, protégés par leur ʺstatutʺ de victimes, car ils s’installent dans cette victimisation, perçue comme une rente qu’ils ne remettent jamais en question. Eux, ils disent la vérité, alors que les autres mentent et sont des usurpateurs. Eux représentent le camp de la sincérité » (1).
L’origine du ressentiment est la conséquence d’une suite de frustrations qui entraînent un sentiment d’infériorité et une forme de rancune empreinte de haine envers une cause réelle ou fantasmée. De nombreuses occasions n’ont pas manqué dans l’histoire et cela continue aujourd’hui de traduire et d’apparenter le ressentiment à un désir de vengeance inconscient des classes populaires à l’encontre des élites et des dominants. Il conduit à une subversion des valeurs morales attisant les passions politiques, il serait également à l’origine de rancune honteuse générant la haine et l’extrême violence. Adorno l’a parfaitement bien vu en étudiant le phénomène de l’antisémitisme qui repose en grande partie sur le ressentiment : « il n’y a pas d’antisémitisme sincère ». La « haine se décharge sur des victimes sans défense […]. Celles-ci sont interchangeables, selon les circonstances : gitans, Juifs, protestants, catholiques, chacune d’entre elles peut prendre la place des meurtriers, avec le même aveuglement dans la volupté sanguinaire, dès qu’elle se sent puissante parce que devenue norme » (2). « Impossible donc d’attribuer le ressentiment à tel ou tel, il est mouvant, il traverse tous ceux qui se laissent déborder par leurs pulsions et leur délire victimaire – autrement dit le fait de ne se croire que victime, nullement responsable, intégralement soumis aux règles forgées par d’autres (3). »
Si le ressentiment n’est qu'une passion n’exprimant que la puissance du refoulement sans mobiliser la raison, il y a de fortes chances qu’il se retourne à un moment donné contre autrui, voire contre nous-mêmes, se mettant dans ce cas au service des formes potentiellement pathologiques de l’élément affectif dont, nous le savons, nos idéaux de liberté et d’égalité ont un irréductible besoin… Le « ressentiment » est tel le pavé mosaïque, il est la manifestation de l’impuissance à laquelle on le réduit, « mais aussi une réaction émotionnelle face à l’inachèvement de la justice et de l’égalité dont nos sociétés démocratiques sont inexorablement la promesse » (4).
« Dépasser le ressentiment pour sauver la démocratie », nous dit Cynthia Fleury. Mais comment ?
Si le ressentiment peut toucher un individu, il peut par ricochet toucher la société pour devenir un ressentiment de masse bien souvent alimenté par des meneurs politiques. Pour citer l’un des plus terribles, Adolf Hitler qui, le 16 septembre 1919, exprime déjà sa haine des Juifs dans un document écrit : « L’antisémitisme fondé sur des motifs purement sentimentaux trouvera son expression ultime sous forme de pogroms. L’antisémitisme selon la raison doit, lui, conduire au combat législatif contre les privilèges des Juifs et à l’élimination de ces privilèges. [...]. Son but ultime [celui de l’antisémitisme] doit, immuablement, être l’élimination des Juifs en général […]. Le Juif qui apporte avec lui la démocratie a pour but ultime de dominer les peuples. Par conséquent, le Juif, cette sangsue, doit être exterminé » (der Jude als Blutengel muß ausgerottet werden) (5).
À l’intérieur des groupes, nous dit Cynthia Fleury, il y a toujours une part ressentimiste. Elle relève souvent de la frustration occasionnée par le diktat des institutions, les manipulations culpabilisantes des politiques à l’endroit des individus accréditées trop souvent par les mensonges et le mépris des médias. Plus le ressentiment nous envahit, moins on a la capacité de conscientiser cet aspect de nous-même, alors on entre dans le déni de cette incapacité, nous laissant croire que l’on est capable de maîtriser les pires situations. Il faut, nous dit Cynthia Fleury, prendre soin des individus en leur ouvrant l’accès à l’éducation, à la culture et au progrès pour tous (santé, travail, logement, etc.). C’est seulement à ces conditions que les individus parviendront à la « sublimation du ressentiment ».
Car le ressentiment n’est qu’une redistribution de la souffrance se traduisant par le déplacement des sentiments d’infériorité qui nous amène à traduire nos frustrations sur un « bouc émissaire extérieur… ». Ressentiment et frustration sont deux sentiments profondément dangereux, ils entraînent parfois l’individu comme le peuple à des exactions qui trop souvent sont guidées par une colère croupie d’amertume. Cynthia Fleury cite Max Scheler qui parle du ressentiment comme d’un mouvement totalement pervers créant un approfondissement en soi, pénétrant, creusant et rongeant l’individu. Le ressentiment a « un pouvoir d’autoconservation absolument extraordinaire. Mais ce pouvoir d’autoconservation va produire une réaction et non pas une action politique, c’est-à-dire qu’en même temps plus le ressentiment gagne, plus notre aptitude à la liberté (au sens d’être agent et de transformer les choses) diminue ».
N’hésitons pas à le dire, la période actuelle produit plus que jamais du ressentiment avec : le renforcement d’un ultra-libéralisme arrogant et outrancier avec l’élection du Président Macron le 7 mai 2017 ; le mouvement des Gilets Jaunes et la « violence de rue » qui en a découlé ; puis la pandémie du Covid-19 et son chapelet de variants ; le vote définitif de la loi « sécurité globale » le 15 avril 2021… Tous ces événements sèment la peur, la tristesse, la colère, laissant présager un avenir économique et social catastrophique pour le pays.
C’est dans ce contexte, il faut le craindre, que la soupape ressentimiste des individus explosera de nouveau entraînant dans une boue de rancœur et de colère le deuil non-accompli des familles victimes du Covid‑19 (100 000 morts à ce jour en France), les faillites, le chômage, les mensonges des politiques et la couardise des médias nous jetant à la fois la réussite en milliards des patrons de laboratoires Pfizer, Moderna, AstraZeneca et, concomitamment, la désespérance des soignants dans des hôpitaux exsangues manquant de tout : personnels, médecins, infirmiers-ères, etc., mais aussi de lits et de matériel quand, par ailleurs, ils nous dévoilent le salaire exorbitant de certains médecins dans les vaccinodromes (1 800€ en semaine pour quatre heures, et 2 500€ le week-end) alors que le personnel hospitalier est sous-payé.
Pour faire de l’audimat, toutes ces informations nous arrivent chaque jour sous forme de messages contradictoires. Il est évident que « le retour de bâton » sera à la hauteur des coups reçus et qu’après cette pandémie s’ensuivront des revendications comme nous en avons connues lors des « grandes crises sociales » en France.
En conclusion, la question qui se pose est de savoir quelles actions pourront amener le peuple à « sublimer le ressentiment » provoqué par cette terrible période que traverse notre société aujourd’hui ? Une prise de conscience républicaine nous portera-t-elle vers la solidarité où nous pourrions nous mettre à espérer une remise en question de nos politiques concernant les préceptes ultra-libéraux en vigueur ? Comment dépasser les clivages des partis et leurs colorations politiques pour créer un collectif basé sur une aspiration commune permettant de croire à nouveau en une société plus juste et plus ouverte ? Comment éviter que la haine triomphe, empêchés que nous sommes, comme le dit Cynthias Fleury, « par notre « statut » de victimes ? ».
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1. Cynthia Fleury, Ci-gît l’amer. Guérir du ressentiment, Gallimard, 2020.
2. Max Horkheimer et Theodor W.. Adorno, La Dialectique de la raison (1944), Gallimard, 1974.
3. Cynthia Fleury, op. cit..
4. Antoine Grandjean et Florent Guénard (dir.), Le Ressentiment, passion sociale, Presses universitaires de Rennes, 2012.
5. Rapport à la direction (militaire) sur l’antisémitisme, dite « Lettre à Gemlich ».