Blog d'étude critique et académique du fait maçonnique, complémentaire de la revue du même nom. Envisage la Franc-Maçonnerie comme un univers culturel dont l’étude nécessite d’employer les outils des sciences humaines, de procéder à une nette séparation du réel et du légendaire et de procéder à la prise en compte de ce légendaire comme un fait social et historique.
Billet d’humeur d’Augustine et de Melanctha
Le 12 avril 2011, la Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique s’est tenue à Istanbul (Turquie). 45 pays de l’Union européenne ont participé à ce traité, qui est signé le 11 mai 2011 et officiellement adopté le 7 avril de la même année pour n’entrer en vigueur que le 1er août 2014.
Suit, le 3 septembre 2019, à Paris, le « Grenelle des violences conjugales faites aux femmes » qui inscrit dans le code pénal le « féminicide » à la place du « crime passionnel ». D’ailleurs le « crime passionnel » ou le « drame conjugal » (qui donnaient une dimension romanesque à ces meurtres de femmes) n’entrent plus dans la catégorie des homicides au même titre que n’importe quel crime de droit commun, d’où notre question : qu’est-ce qui différencie le féminicide de l’homicide ?
Nous pourrions, sans que cela soit injurieux à l’égard des femmes, considérer qu’assassiner une femme constitue un crime odieux... comme n’importe quel autre crime. Alors, qu’est-ce qui fait qu’aujourd’hui, la justice répertorie les assassinats de femmes sous l’étiquette de féminicides ? « Le féminicide, c’est le meurtre d’une femme au seul titre qu’elle est une femme ». Qu’apporte le terme « féminicide » ? Il permet de distinguer la mort accidentelle ou pas d’une femme par son époux, son amant, voire du meurtre de celle-ci après un viol, ayant pour seul fondement la domination du sexe masculin sur le sexe féminin, car oui, il s’agit bien là, d’une affaire de « domination des sexes ». Contrairement au terme « uxoricide » (1), le concept de « féminicide » est tardif. Il est utilisé pour la première fois au sein du Tribunal international des crimes contre les femmes qui s’est tenu à Bruxelles en 1976, dont Simone de Beauvoir écrivit le discours d’ouverture (2). C’est là qu’un groupe de femmes et de féministes aboutit à la conclusion que dans un très grand nombre de sociétés, des femmes sont tuées parce qu’elles sont des femmes : le terme de « féminicide » est donc retenu pour désigner ce fait social. « Lorsqu’on emploie le terme de “féminicide”, on sait qui est la victime. Le terme “homicide”, lui, est plus général » (3).
Une femme sur dix est victime de violences conjugales ; 50 000 viols sont perpétrés chaque année à l’encontre des femmes et, plus que la rue, le huis clos familial est un lieu de violences quand les grandes métropoles se caractérisent par leurs espaces sexistes. En parlant pour la première fois lors d’enquêtes sur les violences, nombre de femmes victimes ont brisé le silence. À l’image trop restrictive de la femme battue, se substitue celle de femmes confrontées à des violences, certes physiques mais aussi verbales, psychologiques et sexuelles. Ce sont ces mêmes femmes qui deviennent les victimes de certains hommes qui, après les avoir salies et meurtries, les abattent telles des proies.
Pour certains hommes − et pas des moindres − la femme n’est que la représentation sexuée de l’humanité, c’est pour cette raison que le prédateur la punit et finit par la tuer car inconsciemment, il ressentirait la sexualité des femmes comme venant entacher l’image immaculée qu’il se fait de sa mère… Jean-Jacques Rousseau l’exprimait en 1762 au chapitre V de l’Émile : « Le mâle n’est mâle qu’en certains instants, la femelle est femelle toute sa vie, ou du moins toute sa jeunesse ; tout la rappelle sans cesse à son sexe » ; « leur destination propre étant d’être mères, l’éducation des femmes doit être radicalement différente de celle des hommes, leur liberté se réalise dans la pudeur, qui contient “leurs désirs illimités”, et dans la docilité, puisqu’elles sont faites pour supporter les torts d’un mari sans se plaindre ». Cette chape patriarcale nous plombe toutes et tous, de la citoyenne au citoyen qu’ils soient lambdas ou intellectuel·le·s, personne n’y échappe.
Dès l’origine de la pensée, la peur de la femme a hanté l’esprit de l’homme. Il n’a eu de cesse que de vouloir la soumettre et la réduire à la domesticité pour ainsi s’approprier l’ordre des idées tout autant que l’ordre tout court. À l’exception d’Emmanuel Kant qui s’insurgea contre l’appropriation sexuelle des femmes par les hommes en soutenant que les rapports sexuels des femmes devaient être libres et consentis (ce célibataire croyait pourtant voir dans le mariage la garantie de cette liberté sexuelle). Aristote disait : « La femelle est un mâle avorté », quant à Friedrich Nietzsche il écrivait dans Ainsi parlait Zarathoustra : « Le bonheur de l’homme dit : “Je veux”, le bonheur de la femme dit : “Il veut” » ; puis, il conseillait perfidement de ne pas oublier le fouet pour quiconque aurait à traiter avec les femmes… Theodor Adorno a écrit à ce propos dans Minima Moralia : « La femme elle-même n’est-elle pas le produit du fouet » (4). Le discours des philosophes sur les femmes étonne souvent par sa misogynie, peu sont ceux qui se questionnèrent de la confiscation par les hommes du sexe de la femme et, bien que nous ne puissions les targuer de « sexisme primaire », ils n’ont cependant pas fait figures d’exemple sur cette réflexion dont ils ne remirent jamais en question la structure, pas davantage que les fondements. Des Grecs à nos jours, les femmes ont toujours été exclues du discours philosophique. Bien sûr, il y a Hannah Arendt dont beaucoup se revendiquent aujourd’hui. Cependant, elle se définissait davantage comme « politologue » que comme philosophe et elle disait que « le philosophe professionnel est le parallèle laïque du théologien. Il conserve quelque chose du prêtre, gardien farouche de la vérité » (5). Même si la situation des femmes a bien changé depuis la démocratie athénienne, nous ne pouvons que relativiser ce changement surtout du point de vue politique, puisque les Républiques françaises de 1792 ; 1848 et 1870-1875 ont été fondées sans les femmes et qu’elles n’obtinrent le droit de vote qu’en 1944. La Révolution française consacre en effet les droits de l’homme, mais exclut les femmes de la citoyenneté, les assignant à leurs fonctions procréatives et familiales. Quant au Code Napoléon de 1804, il consacre le mariage comme fondement de la société civile, assujettissant la femme à son mari et sa paternité ne pourra être contestée... En outre, la loi punira pénalement l’adultère féminin et interdira la recherche en paternité des « filles mères », faisant ainsi peser sur elles et sur l’enfant « bâtard » tout l’opprobre social.
Chaque année entre 110 et 120 femmes meurent sous les coups de leur conjoint ou ex-conjoint mais aussi d’individus qu’elles croisent au hasard d’une rue ou d’un chemin, soit une victime tous les trois jours. Ces statistiques ne sont qu’en légère régression depuis plusieurs années, malgré la mise en œuvre de politiques publiques. En 2020, ce sont 102 femmes qui ont perdu la vie sous les coups de leur conjoint/compagnon. Si le gouvernement actuel prétend donner de nouveaux moyens pour protéger les femmes avec les mesures telles que l’ordonnance de protection (qui entraîne l’éloignement d’un conjoint violent) et le dispositif « téléphone grave danger » (un appareil géolocalisable qui permet de joindre immédiatement les forces de l’ordre), ces deux dispositifs ne permettent pas, selon les associations, de canaliser les agressions et rappellent que, de toute façon, les lois et mesures existantes sont loin d’être appliquées. Ainsi sur les 102 victimes, 36 avaient déjà enduré les sévices de leur conjoint, mais seulement 18% avaient déposé plainte. Le collectif « Nous toutes » montre que les femmes rencontrent des difficultés lors des dépôts de plainte, leurs interlocuteurs ayant tendance à minimiser leur agression.
Ne faudrait-il pas, pour comprendre, ramener le problème à l’éducation dispensée aux enfants (filles et garçons). Avant la protection et la répression, il faudrait prendre en compte la prévention par l’éducation. L’école, au sens large – maternelle, primaire, collège et lycée – doit favoriser des valeurs de respect de la différence des sexes, ceci pour briser le cycle infernal et afin que filles et garçons en devenant adultes cessent de reproduire les comportements de « femme-victime » et « d’homme-violent ». Malheureusement, la société française est encore bien timide et il faut se rappeler comment le programme d’enseignement des « ABCD de l’égalité » initié par Najat Vallaud-Belkacem, ministre des Droits des femmes, avait été vidé de son contenu en 2014 sous les délires conjugués de l’Extrême droite, de « La Manif pour tous », de l’Union nationale inter-universitaire (UNI) et d’Alain Finkielkraut.
Quant aux adages populaires qui ont ancré et banalisé la violence envers les femmes tel celui-ci qui fait dire aux mères concernant leurs fils lorsqu’ils partent en virée : « Rentrez vos poules, nos coqs sont lâchés », nous voyons là, que la question des femmes n’est réduite, en l’occurrence, qu’à un « lâcher de mâles au milieu de femelles » et cela en dit long sur l’éducation dominante de ces dits « mâles ». Quant à cet aphorisme tout simplement odieux, il est particulièrement significatif de ce droit que s’arroge l’homme envers sa femme : « Bats ta femme, si tu ne sais pas pourquoi tu la bats, elle, elle le sait ». La litanie des conjurations envers les femmes est longue pour ne pas dire sans fin… Cette pensée dominante du mâle, transmise inconsciemment ou non par les mères à leurs filles, avalise la position de « domination » des fils sur les filles, assignant les femmes à une place dans la société où elles se sentent par rapport aux hommes, « vaincues d’avance ». C’est ce qui fait dire à Annick Houel : « la ressemblance entre auteurs et victimes est également frappante, et c’est surtout la terrible uniformité de l’ensemble qui ressort, avec un maître-mot, l’emprise, qui est l’idéal et le cauchemar, la jouissance et la malédiction, sans espoir d’en réchapper, de ces criminels comme de leurs conjointes, auteurs et victimes confondues. Ils et elles ont tout réduit à des positions extrêmement traditionnelles, à une virilité-mascarade et à une féminité maternaliste, en d’autres termes à une apparente pseudo-normalité. Mais, derrière cette apparence se profilent, dans tous les cas, des questions beaucoup plus archaïques, touchant à la filiation, à l’identité, avec des histoires d’inceste, ou au moins des relations familiales nettement incestuelles. L’attachement à un modèle social de mariage indissoluble est parfaitement congruent avec ces enjeux en toile de fond » (6).
Que recouvre le respect des filles et des femmes ? Comment le traduire en expérience et en actes ? Il faudrait que les filles soient éduquées à se défendre contre l’intimidation verbale et physique du monde masculin, des frères, des copains mais aussi des adultes comme le père et les autres membres masculin de la famille et de l’entourage. Il y a souvent un décalage temporel entre la famille et l’école. Prenons en exemple l’éducation à l’école de la République : on y apprenait à lire à des enfants dont souvent les parents étaient illettrés…, il ne serait donc pas incongru que l’école joue un rôle actif dans la modification des comportements et la mentalité des enfants et qu’elle apporte dans le contenu des cours un changement des stéréotypes traditionnels par des modèles ouverts mais aussi une réflexion sur la juste utilisation du genre. Car lorsque les associations réclament des moyens pour neutraliser des individus dangereux, cela concerne des hommes dont la personnalité s’est déjà construite dans la toute-puissance et le ressentiment, à qui les femmes servent de « bouc-émissaire ». Pour que la femme ne devienne plus un « bouc-émissaire », il faut que l’éducation ait joué son rôle en amont et enrayer les réflexes et mécanismes archaïques de ces personnes en comprenant pourquoi la femme devient l’objet de ressentiment de son époux ou amant.
Quels sont les mécanismes à l’œuvre qu’il faudrait déconstruire et remplacer par des mécanismes d’autonomie et de liberté dans l’égalité pleine et diverse ? « Les travaux de nombreux chercheurs nord-américains mais aussi français ont clairement démontré que le poids des modèles sociaux de relations privées entre hommes et femmes, et en particulier la persistance du modèle inégalitaire, comptent pour beaucoup dans le processus qui conduit au meurtre du conjoint » (cf. C. Balier et ses successeurs) en termes essentiellement psychopathologiques » (7). « L’événement de la rupture, par exemple, qui, pour être banal, n’en est pas moins douloureux pour tout un chacun, est insupportable pour ces hommes criminels, car c’est un événement qu’ils ne sont pas en mesure d’intégrer. Soit parce que cela répète un traumatisme infantile soit, ou aussi, parce que ce sont des hommes dont cette fragilité a justement fait qu’ils se sont toujours raccrochés, en guise de structure interne, à des stéréotypes de la virilité (et de la féminité) qui leur tenaient lieu de seul étayage psychique. Car, l’analyse du crime passionnel, avec toute son esthétique de l’amour “fou”, n’existe que dans la littérature, la réalité est bien plus archaïque » (8). Nous savons que la maltraitance des femmes n’épargne aucune couche sociale de la société : des très riches aux très pauvres en passant par les classes moyennes, nombre de femmes sont vilipendées, battues, assassinées de la même manière. Et la religion rajoute un degré supplémentaire d’oppression pour les femmes : chez les Catholiques traditionnalistes des milieux bourgeois, elles sont soumises à la loi du Pater familias et chez les Musulmans des milieux populaires, mais pas seulement, elles sont soumises à la « loi » des frères et des pères avec souvent, hélas, la complicité des mères (9). Au moment où nous écrivons ce billet d’humeur, nous avons une pensée pour toutes les femmes afghanes qui après la reprise fulgurante et spectaculaire de Kaboul par les Talibans doivent trembler à l’idée du sort qui les attend, car nous ne savons que trop ce que le régime taliban suppose de régression, de maltraitance et d’assassinat pour ces femmes.
À l’heure du congé de paternité et d’accueil de l’enfant, de l’homoparentalité, du mariage homosexuel, de la culture queer et des collectifs de dénonciation d’abus sexuelles comme Balance ton porc, Nous toutes, Femmes solidaires…, rien n’a changé ; plus que jamais les femmes sont molestées, assassinées par des mâles fous de haine et de colère envers elles.
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1. L’« uxoricide » est le « droit » de l’époux de tuer l’épouse, si cette dernière est prise en flagrant délit d’adultère.
2. Margot Giacinti, « Faut-il parler de “féminicide” ou d’“uxoricide” ? », entretien avec Alice Develey, Le Figaro, 3 septembre 2019.
3. Ibid.
4. Theodor W. Adorno, Minima Moralia : réflexions sur la vie mutilée, Petite bibliothèque Payot, Paris, 2003.
6. Annick Houel et Claude Tapia, « Les dessous du féminicide. Le cas Althusser », Le Journal des psychologues, vol. 261, n° 8, 2008, pp. 50-53, § 21.
7. Ibid., § 6.
8. Ibid., § 12-13.