Blog d'étude critique et académique du fait maçonnique, complémentaire de la revue du même nom. Envisage la Franc-Maçonnerie comme un univers culturel dont l’étude nécessite d’employer les outils des sciences humaines, de procéder à une nette séparation du réel et du légendaire et de procéder à la prise en compte de ce légendaire comme un fait social et historique.
Marc Gauchée
« On entre dans une période où on doit en quelque sorte enfourcher le tigre, et donc le domestiquer » disait Emmanuel MACRON, président de la République, le 6 mai 2020, lors d’une visioconférence avec des représentants du monde culturel. Un an plus tard, le 23 septembre 2021, JUL, dessinateur, n’a pas réussi à trouver « le tigre » et répond dans L’Obs : « La culture comme l’écologie et tout le reste, n’est soutenue par aucune vision. Il n’y a que des process, des manières de faire les choses, sans aucune ligne directrice. Sa politique est comme un vaisseau conduit par des zombies qui ne savent pas où ils vont ». Cette série d’articles propose d’aller à la recherche de ce qu’il reste de la politique culturelle en temps de Covid 19. Le premier épisode est disponible ici, le deuxième ici, le troisième ici.
4ème épisode/ Des accélérations de tendances
L’étude du ministère de la Culture sur les Pratiques culturelles en temps de confinement (d’Anne JONCHERY et Philippe LOMBARDO, ministère de la Culture et de la Communication, 2020-6) se veut rassurante : « D'une façon générale, les consommations culturelles ont progressé et sont mieux réparties parmi les différents groupes, à l'exception toutefois de l'écoute de musique, et de la presse écrite ». Mais, derrière un aspect rassurant, le constat est sans appel pour la politique du ministère de la Culture : « les pratiques culturelles en amateur et la culture d'écran ont progressé »... soit les deux domaines où le ministère est quasiment absent.
Pas étonnant quand le ministère n’arrive pas à sortir de son face à face avec les « professionnels de la profession ». D’autant plus que ce face à face oblige à une inventivité bureaucratique sans bornes quand il s’agit d’attribuer telle subvention à tel lobby et pas à tel autre. C’est ainsi qu’en mai 2007, le ministère de la culture a dû définir la frontière entre théâtre et variétés dans les spectacles d’humour. Seraient du théâtre les spectacles d’humour où il existe un lien entre le début et la fin !
Côté « pratiques culturelles en amateur », les ministres qui se sont succédés rue de Valois semblent plus intéressés pour se déclarer « ministre des artistes » ! D’abord ce positionnement amène à se couper de la société et à imaginer un homme séparé de son œuvre... Lors de l’affaire Roman POLANSKI, Frédéric MITTERRAND a juste été capable de claironner sur toutes les ondes qu’il était du côté des artistes, sans mentionner les vrais arguments qui auraient plaidé en faveur de l’abandon des poursuites (amendement du coupable, volonté de la victime, intérêt à agir de la société…) (1). Et lors de l’affaire Gabriel MATZNEFF, plus prudent, il se contente de dénoncer : « C'est terrible mais les phénomènes de meutes me gênent. Tout est pénible dans cette histoire. Je n'ai vraiment pas envie d'en parler » (2). Ensuite, dans quelle démocratie sommes-nous si chaque ministre défend les professions qu’il réglemente et se retrouve donc immanquablement bien incapable de définir l’intérêt général ? Le ministre de la Culture défend les artistes, celui de l’Agriculture, les agriculteurs et celui de l’Intérieur, les policiers ? Non le ministre de la culture n’est pas celui des artistes.
Plutôt que de ramèner l’action politique à la défense d’un groupe professionnel. Ne vaudrait-il pas mieux soutenir la juste rémunération de la création ? Promettre que la politique économique et sociale du Gouvernement intègrera le fait que si le nombre de professionnels du spectacle et de l’audiovisuel augmente, leur revenu annuel moyen baisse ? Expliquer qu’une politique culturelle, en régime démocratique et financée en grande partie avec des fonds publics, ne se conçoit qu’avec un troisième larron qu’on appelle le public ? Et ce public se passe de plus en plus du ministère de la Culture qui, de toute façon, ne s’intéresse pas aux pratiques amateurs !
Côté « culture de l’écran », le phénomène est ancien. Il s’est agi, dans un premier temps, de « culture à domicile » grâce à l’équipement des foyers en radios, téléviseurs, lecteurs de cassettes audio puis de magnétoscopes VHS et DVD, ordinateurs fixes... Mais avec les progrès de la numérisation et de la miniaturisation, l’écran a quitté le domicile pour devenir nomade. Comme le rappelait déjà Olivier DONNAT en 2009 : « En moins de dix ans, les appareils fixes dédiés à une fonction précise (écouter des disques, regarder des programmes de télévision, lire des informations, communiquer avec un tiers…) ont été largement supplantés ou complétés par des appareils, le plus souvent nomades, offrant une large palette de fonctionnalités au croisement de la culture, de l’ʺentertainmentʺ et de la communication interpersonnelle » (3). Les confinements pendant la crise du Covid-19 ont étendu la consommation de films et de séries, notamment sur internet, et la pratique de jeux vidéo (La simulation de football « Fifa » était déjà le bien culturel le plus vendu en France en 2014, 2015 et 2016 et « Grand Theft Auto-GTA V » est le bien culturel le plus vendu au monde) à un public plus féminin et plus âgé (les plus âgés ont découvert les musées et spectacles en ligne). L’offre publique n’est pas nulle et a même eu tendance à s’accroître sur les écrans, mais elle reste bien en deçà de ce que peuvent offrir les géants du numérique et les Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft (GAFAM). Car les plateformes recherchent prioritairement des films avec une notoriété forte, ne découvrent pas de cinéaste, ne font pas d’éditorialisation des œuvres, ni de programmation, elles proposent les œuvres par algorithmes, elles sont dans la logique de flux. Et quand elles sortent un film en salle, quand elles utilisent l’écosystème du cinéma en salle - écosystème qui participe à la vie d’une quartier, en lien souvent avec les cafés, restaurants et librairies (4), c’est en guise de produit d’appel pour leurs services en ligne.
La crise du Covid-19 a confirmé le paradoxe observé depuis plusieurs décennies : les Françaises et les Français sont de plus en plus indifférents aux questions de politique culturelle telle qu’elles sont posées par l’État ou par les professionnels, mais les mêmes demeurent des acteurs et des consommateurs de culture. La bataille pour la réouverture des librairies a été l’expression de ce paradoxe. Le 25 février 2021, les librairies intègrent les commerces « essentiels », quant aux bibliothèques, le décret du 19 mars 2021 les autorisent à rouvrir pendant le confinement. Cette bataille a été menée à partir d’une pétition lancée par le critique François BUSNEL et par une population considérant que s’il fallait sauver quelque chose de la politique culturelle, c’était celle en faveur du livre (depuis le réseau de bibliothèques et médiathèques jusqu’au prix unique du livre) ! Le chiffre d’affaire de la librairie indépendante n’a ainsi reculé que de 3,3% en 2020 par rapport à l’année précédente (5). Même si la lente érosion de la pratique de la lecture se poursuit avec un lectorat très féminin, des grands lecteurs plutôt diplômés et dans les classes d’âge après 50 ans (6), même si la dynamique a surtout profité aux bestsellers, aux romans classiques, aux prix littéraires et aux essais en prises directs sur l’actualité. N’oublions pas aussi que si le chiffre d’affaire des maisons d’édition n’a baissé qu’entre 5 et 8%, les petites maisons d’édition ont connu des baisses allant jusqu’à 50% !
Enfin, la crise du Covid-19 a obligé à repenser les catégories culturelles des villes et des campagnes. En effet, lors des confinements, les habitants des villes ont découvert comment vivre la culture sans équipements culturels. Autrement dit et en caricaturant à peine, ils se sont retrouvés comme les habitants connectés du milieu rural. Car, en culture, la ville sans équipements, c’est la campagne !
Or, j’usqu’à présent, l’idée du développement la plus répandue et sans doute la plus partagée était celle qui fait de la campagne le point de départ et de la ville le point d’arrivée. Dans cette conception, toute l’histoire de l’humanité se résume au regroupement des humains d’abord en campements, ensuite en villages puis en villes. Le milieu urbain résume la civilisation de demain et contiendrait toute la culture d’une société. Comme l’explique le sociologue Benoît COQUARD : « Les jeunes ruraux doivent s’en remettre à une construction qui les juge à partir d’un modèle urbano-centré. La jeunesse légitime est représentée en milieu urbain, et ce même dans les classes populaires » (7). L’idée du « désert culturel » est donc très présente dans la politique de décentralisation menée dès les années 1950. Or il est possible de porter un autre regard sur le monde rural : par exemple, le Prince CHARLES expliquait lors d’une visite en France : « Si tant de Britanniques viennent passer leurs vacances en France, ce n’est pas pour constater les rendements faramineux d’une monoculture nourrie d’améliorations génétiques. C’est pour profiter de ses paysages exceptionnels, de ses villages, de ses vins, de sa cuisine et de la culture ambiante ».
Les conditions sanitaires privilégiant la « distanciation » et le « plein air » ont favorisé les campagnes, là où l’expérimentation et l’hybridation sont possibles (pourtant souvent sous la contrainte de moyens limités), des campagnes habituées par ailleurs à tout organiser sans recours à des prestataires extérieurs indisponibles pour cause de confinement. Parmi les festivals, les annulations les moins douloureuses ont été celles touchant les festivals fonctionnant essentiellement avec des bénévoles et des subventions publiques. Le soicologue Aurélien DJKOUANE prévient : « La survie des festivals va dépendre de leur capacité à maintenir ce qui fait leur identité : l’échange, l’accueil et le collectif… La découverte est au cœur de l’expérience festivalière » (8). En revanche, à l’opposé, le modèle économique des musées fondant leur programmation sur des expositions-événements et des prêts internationaux d’œuvres a été profondément remis en cause par le confinement sans que l’autre modèle économique numérique (« musée virtuel ») ne soit viable.
Lors du développement de la politique de la ville, un débat a agité quelques intellectuels en mal d’académisme pour savoir si ce que produisaient les banlieues méritait de s’appeler « culture ». Ceux qui pensent qu’un être humain porte toujours une culture ont alors inventé le concept de « cultures urbaines », fait de métissages, essentiellement musicaux, d’absence de frontières traditionnelles entre amateurs et professionnels, artistes et populations, avec un ancrage territorial dans la ville. Ces cultures urbaines ne cherchent ni la reconnaissance, ni la légitimité académique ou institutionnelle. Les territoires ruraux n’ont même pas encore eu l’occasion d’ouvrir un tel débat, tant il est entendu que la campagne n’est capable que de produire du folklore ou, au mieux, du patrimoine. Même s’il est vrai que la culture à la campagne se caractérise par ses modes de mise en relation plus que par ses productions artistiques (9). Les confinements ont permis de nuancer la pensée en termes de « déserts culturels », ils ont ainsi permis de préciser qu’il s’agissait d’abord des « déserts institutionnels », mais que, pendant la crise, la culture continuait.
Les artistes ont su faire preuve d’imagination et s’adapter aux conditions imposées par la crise sanitaires : création de streaming gratuit ou payant ; spectacles et concerts en direct sur Twitch (plate-forme de streaming d’Amazon) ; concerts sous les fenêtres, au balcon, multiplication des petites formes en plein air ; Drive-In cinématographique (10) ; créations d’événements divers... avec, à chaque fois, la volonté de retrouver l’idée de communauté de spectateurs, c’est-à-dire ce qui n’a jamais été pris en compte par le ministère de la Culture.
Il faut se demander si la crise du Covid-19 n’entérine finalement pas une nouvelle distribution du pouvoir au sein du monde culturel, distribution déjà visible, par exemple, par la présence de rappeurs dans les grands médias : Bigflo et Oli, Maître Gims, Nekfeu, PNL ont réussi à combiner médias numériques et succès publics pour s’imposer. Au sein du monde culturel, profitant du silence politique et de son absence de projet, le rapport de forces a ainsi pu changer : d’un côté, les plateformes numériques ont affirmé leur pouvoir et, de l’autre côté, les choix des publics sont devenus visibles et essentiels... d’ailleurs, il faudra suivre le choix de revenir ou non en salles et dans les équipements culturels.
À suivre...
___________________
1. Frédéric MITTERRAND a successivement déclaré : « C’est la place d’un ministre de la culture de défendre les artistes en France » (1er octobre 2009) ; « Le ministre de la culture s’occupe d’artistes et ne les abandonne pas » (8 octobre 2009) ; « Le ministre de la culture doit se préoccuper légitimement du sort d’un des plus grands artistes français » (15 octobre 2009).
2. RMC, 30 décembre 2019.
3. Olivier DONNAT, « Les pratiques culturelles des Français à l'ère numérique, éléments de synthèse 1997-2008 », ministère de la Culture, Études,2009/5 (n°5).
4 « Au Reflet Médicis, écrans et fauteuils attendent dans le noir », entretien avec Jean-Marc ZERKI, directeur du Reflet Médicis par Mathieu MARCHERET, Le Monde, 28 février 2021.
5. « Quarante ans de prix unique. Mon livre ma bataille », Frédérique ROUSSEL, Libération, 24-25 avril 2021.
6. Armelle VINCENT GÉRARD et Maëlle LAPOINTE, Baromètre « Les Français et la lecture », synthèse 2021, IPSOS.
7. Entretien dans Libération, 21 mai 2021,
8. Entretien dans Télérama, n°3726, 9 juin 2021.
9. Henry DELISLE et Marc GAUCHÉE, Culture rurale et cultures urbaines ?, Le Cherche-Midi, 2007.
10. C’est Mathieu ROBINET (producteur et distributeur du studio Tandem) qui a organisé ce Drive-In à Bordeaux lors du premier déconfinement en projetant Tomboy et Les Combattants (entretien dans L’Obs, n°2941, 11 mars 2021).