Blog d'étude critique et académique du fait maçonnique, complémentaire de la revue du même nom. Envisage la Franc-Maçonnerie comme un univers culturel dont l’étude nécessite d’employer les outils des sciences humaines, de procéder à une nette séparation du réel et du légendaire et de procéder à la prise en compte de ce légendaire comme un fait social et historique.
Alban Corso
Ces derniers jours, la question se pose pour nombre de citoyens : faut-il voter pour Emmanuel Macron pour empêcher l'accession de Marine Le Pen à la présidence de la République ? S'il ne fait aucun doute pour moi que la réponse doit être affirmative, je pense qu'il est temps de revenir sur quelques éléments de contexte.
Ma réponse est d’abord celle d’un franc-maçon. Parce que notre histoire est indissociable de celle de la république et parce que la qualité de franc-maçon ne peut être obtenue si l’on propage des idées favorables « à la discrimination raciale, à la violence envers une personne ou un groupe de personnes en prétextant de leur origine, de leur appartenance à une ethnie ou une religion déterminée » (1).
Ensuite, le front républicain désigne un mouvement qui est quasi exclusivement à sens unique. Les électeurs de gauche, rendus orphelins de leur candidat au premier tour, sont appelés par le candidat de droite (ou du moins identifié comme plus à droite que ceux de la gauche traditionnelle) à se mobiliser pour voter, non pas en fonction de leurs convictions « positives » mais pour « protéger la République » ou « faire barrage ».
Lors de cette élection, on a même vu une version de ce barrage intervenir dès le premier tour pour empêcher le scénario d'un appel à un front républicain. Ainsi Jean-Luc Mélenchon a appelé au « vote efficace » qui aurait permis, si tous les électeurs de gauche se positionnaient en sa faveur dès le premier tour, d'avoir au moins un candidat de gauche au second tour. La stratégie a fonctionné dans le sens où il a attiré largement les électeurs de gauche, mais n'a pas suffi à lui faire passer la barre du premier tour.
Retour donc au front républicain. Si je disais dans le titre qu'il dit davantage de celui qui vote que de celui éventuellement élu grâce à cette stratégie, c'est parce que cette stratégie ne prend pas en compte l'ensemble du programme du bénéficiaire du front républicain, ni sa probité, ni son amabilité. La seule caractéristique qui compte est que ce candidat ne soit pas revendiqué ou identifié comme étant d'extrême droite.
L'électeur vote alors pour lui, permettant d'empêcher l'accession d'une personnalité au programme réactionnaire et xénophobe au pouvoir et donc la « préservation » supposée des valeurs républicaines. Jacques Chirac a été le premier à en bénéficier massivement en 2002, avec son élection face à Jean-Marie Le Pen à plus de 80% des suffrages exprimés. Emmanuel Macron en a aussi bénéficié dans une moindre mesure avec son élection en 2017 face à Marine Le Pen à 66%.
Cette fois-ci, les cartes sont brouillées. D'une part parce que ceux élus grâce à l'engagement de citoyens de gauche n'ont que rarement pris en compte cette donnée durant leur mandat. D'autre part parce que les études d'opinion montrent que près de 20% des électeurs de Jean-Luc Mélenchon ont l'intention de se reporter sur Marine Le Pen au second tour. À la « dédiabolisation » de la candidate d’extrême-droite transformée en éleveuse de chat correspondrait la « diabolisation » du candidat libéral.
Ce qui fait dire à Emmanuel Macron que le « front républicain n'est plus » (2), dans un mouvement sans doute davantage fait de tactique politicienne que de reconnaissance de la réalité de la situation. En effet, le président sortant craint, en cas de réélection face à l'extrême droite, d'être enfermé dans la reconnaissance du front républicain, et de se voir empêché durant les cinq années de son second mandat de mettre en œuvre un programme d'inspiration fortement libérale, que la pandémie de coronavirus l'a déjà empêché d'appliquer lors des dernières années.
Un électeur de gauche aura sans doute quelque réticence à adouber un candidat ayant un tel programme. Seul un danger plus grand à ses yeux pourrait le pousser à voter pour lui. Or, justement, ces dernières années c'est toute la classification droite-gauche qui a été entamée. Emmanuel Macron se réclame d'une gauche social-libérale. Certains diraient sans doute qu'il est simplement libéral.
Un doute s'est immiscé chez une large partie des électeurs historiquement de gauche : est-ce qu'être de gauche consiste à défendre un étatisme et des mesures protectionnistes, matinées d'un assimilationnisme universaliste ? Ou à défendre une vision libérale économiquement et socialement, au nom du pragmatisme et de la realpolitik, mais « compensée » par une vision progressiste de la société, qui vient remplacer l'ancien antiracisme par un combat actif au nom du droit à la différence, ou plutôt à l'indifférence ? Ou un des autres cas de figure qui pourrait naître de la combinaison de deux positions différentes sur les axes étatisme/libéralisme et conservatisme/progressisme ?
Ce qui est certain c'est que cette cassure dans la vision de la société à défendre, si elle ne semble pas irréconciliable contrairement à ce qu'un ancien premier ministre a pu revendiquer (3), a durablement inscrit la gauche dans une guerre de chapelles. Ce qui explique d'ailleurs que Jean-Luc Mélenchon n'ait pas réussi son pari et que, quand bien même il serait passé au second tour, les études d'opinion lui promettaient de mauvais reports de voix des soutiens des candidats plus libéraux que lui économiquement et plus conservateurs sociétalement.
Nombreux sont les électeurs de gauche qui ont en tous cas décidé que leur abnégation envers le front républicain devait cesser. Non pas qu'ils ne combattent plus les idées de l'extrême droite, même si la stratégie de dédiabolisation de Marine Le Pen semble avoir bien fonctionné, encore accélérée par l'entrée en jeu d'un Éric Zemmour particulièrement réactionnaire, conservateur et ultralibéral et les piteuses rodomontades et fanfaronnades de la macronie (4). Mais plutôt qu'ils considèrent qu'ils n'ont pas un devoir systématique de sacrifice vis-à-vis des candidats de droite.
D'autres pensent aussi que cet état de fait est la responsabilité des dirigeants de la gauche française et en ont simplement assez d'essayer. D'autres enfin trouvent que, finalement, Marine Le Pen pourrait difficilement être pire qu'un Emmanuel Macron apparaissant souvent arrogant et méprisant (5). La nomination de ministres comme Gérald Darmanin au ministère de l'Intérieur a également décontenancé une partie des électeurs issus de la gauche qui avaient cru déceler chez Emmanuel Macron un libéral et se retrouvèrent avec une politique sécuritaire particulièrement violente.
Pour conclure et en revenir au début de ce point de vue, le front républicain en dit davantage sur la capacité d'abstraction des défauts du candidat choisi, par élimination, par l'électeur que sur la capacité dudit candidat de rejoindre ce que les électeurs pratiquant le front républicain souhaiteraient.
Alors, une fois encore, sauvons la République, qui peut fonctionner tant bien que mal sous une présidence macroniste, et protégeons les plus fragiles de l'accession au pouvoir d'une extrême-droite raciste et xénophobe. Car souvenons-nous : l'extrême-droite, qu'elle soit portée par Marine Le Pen, Nicolas Dupont-Aignan ou Éric Zemmour, ne pourra jamais être compatible avec une république démocratique moderne et pluraliste.
Et souhaitons, enfin, que ces cinq années soient (enfin) mises à profit par toutes celles et tous ceux, qui ont encore de l'espoir, et surtout qui en ont assez de voter « pour sauver la République ». Cinq années pour préparer un programme et l'incarner à la prochaine élection présidentielle, pour qu'enfin l’on retrouve l'envie de voter « pour » et la douceur des victoires électorales qui amènent le progrès, l’humanisme et la justice.
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1. Selon l’article 87 du règlement général de la Grand loge mixte de France.
2. Emmanuel Macron à Denain, le 11 avril 2022 : « Comme il n'y a plus de front républicain, je ne peux pas faire comme si cela existait » ; « En 2017, il n'y a pas eu de front républicain. Le front républicain, c'est 2002 ».
3. Manuel Valls, lors d’une réunion publique dans sa circonscription de Corbeil-Essonnes, le 15 février 2016, « Parfois, il y a des positions irréconciliables à gauche et il faut l’assumer ».
4. Depuis l’entretien d’Emmanuel Macron à Valeurs actuelles le 30 octobre 2019 jusqu’à Gérald Darmanin sur Marine Le Pen : « je ne vous trouve pas assez dure » ; « je trouve Marine Le Pen un peu branlante, un peu molle », sur France 2, le 11 février 2021.
5. Il suffit de citer : le « pognon de dingue » mis dans les minima sociaux, le 12 juin 2018 ou le conseil donné à un jeune : « je traverse la rue et je vous trouve un travail », le 15 septembre 2018.