Blog d'étude critique et académique du fait maçonnique, complémentaire de la revue du même nom. Envisage la Franc-Maçonnerie comme un univers culturel dont l’étude nécessite d’employer les outils des sciences humaines, de procéder à une nette séparation du réel et du légendaire et de procéder à la prise en compte de ce légendaire comme un fait social et historique.
Jean-Pierre Bacot
Certains de nos lectrices et lecteurs connaissent sans doute le travail produit par Pierre-Yves Beaurepaire sur la Grande loge de Saint-Jean d’Écosse, dite Grande loge de Marseille. Nous ne pouvons faire ici le résumé des articles que ce chercheur a écrits et que l’on trouve pour certains en ligne, notamment celui qui est paru dans Les Cahiers de la Méditerranée. Nous ne résumerons pas non plus un livre que l’on doit à des érudits de la Grande loge de France, dirigé par Louis Trébuchet et paru en 2011 aux défuntes éditions Ubik, dans la collection Fondations. Dans cet c article, je voudrais simplement montrer l’existence de quelques paradoxes à propos d'une obédience qui est née dans l’actuel quartier Notre Dame du Mont, là où se trouve aujourd’hui l’Espace Julien en un temple luxueux, mais disparu, comme tant d’autres lieux historiques marseillais.
Le premier paradoxe qui nous a fourni le titre de ce texte quant à une histoire que l’on pourrait qualifier de marseillaise, est que les hauts-grades qu’a choisis cette structure qui se voulait socialement élitiste sont à peu de chose près ceux que nous connaissons aujourd’hui au rite français, à savoir quatre degrés qui suivent la maîtrise, issus du régulateur que nous a construit Roettiers de Montaleau. Président de la chambre d’administration du Grand orient, ce maçon fut chargé, comme nul ne l’ignore chez les spécialistes, de faire une synthèse parmi la somme de grades qu’il avait collectionnés, au nombre de 81. Ce travail, sur lequel nous fonctionnons peu ou prou aujourd’hui, date de 1785, même s’il ne fut édité qu’en 1801. Or, nous allons le voir, cette sélection de rituels était à peu près construite à Marseille une vingtaine d’années plus tôt.
Cela dit, on ne sait rien du processus qui a conduit la mère-loge écossaise de Marseille à choisir cette échelle de grades. Même si certains recherchent l’archéologie de certains d’entre eux, comme le fait Louis Trébuchet dans le livre que j’ai cité, il y a bien eu un choix. Par qui et quand fut il effectué ? Le mystère demeure.
La première question est donc de savoir si on ne s’est pas franchement moqué de nous juste avant la Révolution, avec ce fameux régulateur, vu que la synthèse était en fait déjà toute cuite dans une cuisine marseillaise. Quelle spécialité ? Nous vous laissons choisir enter la bouillabaisse et l’aïoli.
Plus sérieusement, rappelons quelques éléments de contexte connus sur la première partie du XVIIIème siècle à Marseille : il y eut des révoltes contre la pauvreté, comme dans d’autres villes, puis arriva la sinistre Grande peste de 1720-1722 qui vient de faire l’objet d’une très belle exposition au musée d’histoire de Marseille. Il y a tout juste trois siècles, elle aura tué près de la moitié de la population locale. À peine était-elle terminée que l’on a noté un fort développement économique, dans lequel s’est inscrite la croissance de la franc-maçonnerie et l’essor d’une bourgeoisie qui peuplera les rangs de notre Grande loge écossaise de Marseille. Cette obédience deviendra l’un des principaux, sinon le principal lieu de sociabilité de la haute société commerçante qui se structurait dans une ville dont la population augmentait rapidement avec cette bourgeoisie qui était aussi voyageuse, ce qui alimentait le côté méditerranéen de la Grande loge.
Avant d’en venir à d’autres aspects de cette histoire passablement tordue, nous voudrions rappeler brièvement ce que fut le rayonnement de cette obédience à caractère international qui tenait farouchement à son indépendance. Cela a commencé en 1751 avec la naissance de la loge Saint-Jean d’Écosse qui deviendra mère-loge. Quant à l’origine plus lointaine, avec la fameuse question de la transmission, on a longtemps cru que cela venait d’Edinburgh, car on ne peut pas faire plus écossais, mais elle relève plus probablement d’une influence bordelaise. Pour autant, les traces écrites de ces influences nous manquent.
En 1763 commença la politique de rayonnement international, liée à l’existence d’un commerce que nous avons indiqué comme essentiellement méditerranéen, mais qui remontait aussi au Nord, activité menée par ces hommes d’affaires à la réputation internationale montante et passablement cosmopolite. On comptait des loges, outre la mère loge de Marseille, à Aix-en-Provence, Lille, Lyon, Metz, Montpellier, Nancy, Reims, Sedan, Sète, Strasbourg, Toulouse et Saint-Pierre en Martinique. Mais il existait aussi des ateliers à Alost, en Belgique, à Chambéry, ville qui se trouvait alors dans le Duché de Savoie, à Malte, à Palerme, à Gênes, à Constantinople, à Salonique et à Smyrne. L’atelier palermitain de Sicile comptait de nombreuses loges en correspondance, ce qui, comme Beaurepaire nous l’explique, démultipliait l’influence des Marseillais. Il est d’ailleurs étonnant de constater que Palerme est à cette époque en relation avec des loges françaises qui ne dépendent pas de la mère loge de Marseille. Le paysage maçonnique de la fin du XVIIIème siècle était déjà passablement compliqué.
En 1784, l’effectif avait en tous cas encore augmenté. 1784, rappelons-nous, c’est l’année qui précède celle où le Grand Orient va choisir ses quatre degrés post-maîtrise, dont il publiera avec les trois premiers grades les rituels en 1801. Si nous nous répétons, ce n’est pas pour risquer de lasser, mais parce qu’à la mère-loge de Marseille, on était au courant de cela et de la ressemblance de ces degrés avec ceux du Grand Orient. Il est même certain même que l’on s’en est sérieusement inquiété. Du coup, comme il ne fallait pas confondre les torchons du Grand Orient et les serviettes de ces messieurs de la haute société marseillaise, voici un extrait de ce qui était adressé aux frères marseillais, je cite :
« Le grade qui vient de vous être conféré se retrouve au Rite Français, mais avec des changements tels que vous ne pourriez vous faire reconnaître pour Élu dans les loges constituées par le Grand Orient de France, comme les Élus français ne peuvent pénétrer dans nos Conseils, parce que malgré la parité des diverses circonstances du grade, les points de reconnaissance diffèrent assez pour nous ne puissions fraterniser jusque-là ; c’est ce qui motive l’obligation que vous avez prêtée, mon frère, de ne communiquer les secrets de vos grades capitulaires à aucun maçon d’un Autre rite que celui professé par cette R :.L :. ».
Le texte de cette adresse aux membres de la Grande loge est quatre fois plus long, nous vous vous l’épargnerons, mais en vous signalant qu’il suinte le mépris social. Nous avons évidement lu attentivement et intégralement ces rituels marseillais. Ils diffèrent un peu de ceux qui fonctionnent aujourd’hui, mais n’ont rien de plus profond, que cela soit du point de vue philosophique ou éthique. Cette différence était vraiment, on excusera la référence marxiste, un simple problème de lutte de classes.
On a parfois dit que le fait en soi de créer des rituels post-maîtrise, comme celui de Royal Arch pour le rite d’York, au milieu du XVIIIème siècle, relevait d’une stratégie de distinction par rapport aux loges que l’ont dit aujourd’hui bleues. La volonté des maçons Marseillais de sortir du rang était ici encore plus forte, et ce d’autant plus qu’il existait une concurrence. On peut même dire sans se tromper qu’il existait une sorte de régionalisme résistant au jacobinisme qu’incarnait le Grand Orient de France depuis sa création en 1773.
Cet article se constitue en deux parties, la seconde étant à paraître prochainement sur ce blog. Abonnez-vous (dans la partie droite de ce blog) pour être averti(e) à la publication de chaque nouvel article.